Matt Suddain est un auteur aussi abordable que chaleureux. Nous avons eu une (trop courte) conversation aux Utopiales à propos de son impressionnant premier roman, le très baroque
Théâtre des dieux. La voici retranscrite.
Bonjour Matt, et merci de m'accorder cette interview.
First thing first, Homonculus (le mot, perdu dans une page, que Matt Suddain demande d'écrire dans toute chronique pour prouver qu'on a bien lu le livre). As-tu lu beaucoup de critiques contenant Homonculus ?
Oui. En fait, pour être précis, la plupart des critiques par des professionnels ne contenaient pas le mot. Je pense qu'ils se sont peut être sentis insultés par la suggestion sous-entendue qu'ils auraient pu ne pas terminer le livre
(comme c'est bizarre, j'ai souvent la même impression sur ces critiques, NdG). Alors, en général, dans les journaux, le mot n'est pas mentionné. Les critiques pro sont des gens très fiers. En revanche, le mot est très souvent utilisé dans les chroniques sur Goodreads ou Amazon. J'ai eu aussi par Internet beaucoup de demandes du monde entier de gens qui avaient aimé le livre et voulaient l'utiliser, par exemple, pour leur projet scolaire.
Dans Théâtre des dieux, se trouve une « petite page de calme », qu'est donc cette page ?
Ca vient d'un livre célèbre «
The little book of calm ». C'est un livre, pas vraiment new age ou spiritualiste, disons un livre qui parle de relaxation et de pensée positive, qui veut t’aider à voir les choses sous un autre angle. La page est une parodie de ce livre (rires). J'espère qu'elle t'a aidé (rires).
Ces deux points capitaux réglés, peux-tu te présenter pour les lecteurs français ?
Je suis né en Nouvelle-Zélande, dans une petite ferme, tout au bout du monde. J'ai eu une enfance et une éducation très heureuses, presque paradisiaques. La nature était partout, et nous avions très peu d'objets technologiques, ce qui peut paraître étrange pour un auteur de SF. Nous n'avions évidemment ni téléphones mobiles, ni Internet, alors j'ai commencé très tôt à lire des livres et à écrire des histoires, non pas pour passer le temps mais comme une manière d'expérimenter, d'apprendre, et ceci dès que j'avais du temps disponible. Il se passait tellement de choses dans le monde naturel, il y avait tant de choses à étudier et à découvrir. Alors, j'étais un petit garçon qui écrivait sans cesse des histoires sur la nature, mais d'une manière fantastique, avec des monstres. Par exemple, en Nouvelle-Zélande, il y a très souvent des tremblements de terre, alors j’aimais imaginer que c'était les monstres qui remuaient dans la Terre.
Puis j'ai grandi, j'ai eu plein de boulots différents. Et quand je suis devenu journaliste, j'ai compris, décidé, que je voulais écrire un livre, et que je voulais que ce livre soit publié. Et pour ça, il m'a semblé que ce serait une bonne idée de vivre à Londres, parce que la Nouvelle-Zélande est très petite, elle a un très petit marché littéraire, et c'est encore pire si on ne regarde que la SF, il n'y a pas beaucoup d'écrivains SF en Nouvelle-Zélande. Je rêvais d'être à Londres et d'y être publié par un grand éditeur londonien. Je me disais qu'un tel déménagement était ma meilleure chance de réussite. Alors je suis parti à Londres, avec ma copine – qui est maintenant ma femme. C'était censé être une expérience de deux ans, au plus cinq, pour voir si ça marcherait. C'était il y a dix ans et j'y suis toujours (rires).
Dans le journalisme, ma situation n'était pas simple. C'est une industrie très dure, très compétitive. Alors j'ai pris un mois off pour écrire le livre. Un mois, tous les jours de quatre heures du matin à dix, onze heures du soir, dix mille mots par jour. Un rythme terrible, ça m'a presque tué. Mais, à la fin, j'avais mon livre. Je l'ai apporté à un agent et, très vite, il a intéressé quelqu'un. Ensuite il a encore fallu plus d'un an de travail pour le finaliser. Mais en un mois j'avais écrit mon premier jet, j'avais quelque chose à présenter.
Avant ce mois d'écriture intensive, quel temps de réflexion as-tu consacré au livre ?
C'est un livre qui a évolué de manière « organique ». Certains auteurs planifient, organisent, mais là, ça a été bien plus « organique ». Je me suis appuyé sur les notes de toute une vie, des bouts d'histoire qui remontaient jusqu'à mon enfance. La structure n'était pas écrite, mais les morceaux d'histoire si. C'est inspiré de tous les livres que j'ai lus et de toutes les notes que j'avais conservées dans des carnets. Je voulais que le livre soit plein de surprises, qu'il soit « chargé » de toutes ces choses que j'avais explorées. Son sujet est la réalisation du fait que l'univers est plus grand que toutes les histoires individuelles, ou que les croyances que nous avons sur qui nous sommes, ou même que les contes de fées que nous nous racontons.
Il est temps maintenant d'expliquer en quelques mots de quoi parle Théâtre des dieux. Peux-tu le faire ?
Le cœur du livre est l'histoire d'un explorateur qui trouve un moyen de voyager entre les univers. Il se lance dans une quête pour être le premier à découvrir une nouvelle réalité. Ceci fait, il réalise qu'il est bien entré dans un nouvel univers mais que ce nouvel univers est absolument identique à celui qu'il vient de quitter. La seule différence est que lui-même se trouve dans le second et plus dans le premier. C'est absurde. C'est une rencontre absurde entre les livres de fantasy et d'aventure que je lisais enfant et les livres de philosophie existentialiste que j'ai lus adolescent. On y retrouve des influences de Pynchon, Vonnegut. C'est une parodie du storytelling traditionnel, les choses y sont au-delà de toute explication (rires). Du coup, c'est une histoire qui ne peut pas être résumée facilement.
Comment as-tu décidé d'utiliser un narrateur non fiable – Volcannon ?
C'est un hommage à Voltaire, que j'aime beaucoup, mais aussi à Cervantès et à tous ces auteurs qui ont créé des narrateurs larger than life qui deviennent partie de l'histoire elle-même. J'ai toujours été fasciné par ce genre de storytelling.
Borgès aussi, plus que quiconque, symbolise cette approche que j'aime. Il m'a beaucoup influencé. Il n'a jamais écrit de roman mais il a écrit quantité de nouvelles sur l'infinité des manières d'être à l'existence. Il a écrit une histoire extraordinaire
(The secret miracle, NdG) sur un dramaturge qui va être fusillé sans avoir eu le temps de finir sa pièce la plus importante. Alors il prie Dieu de lui donner un an pour la terminer. Et quand le moment d'être fusillé arrive, il comprend que Dieu l'a exaucé mais qu'il va passer cette année paralysé en temps subjectif face au peloton d'exécution. Il utilise ce temps à finir sa pièce, à la peaufiner dans sa tête jusqu'à la perfection, puis il est fusillé sans que personne ne sache jamais ce qui s'était passé. D'où le miracle secret. J'adore cette histoire, elle dit quelque chose d'important sur la condition humaine. Elle a infusé dans le livre.
Ton roman est un mix de space-op, histoire de pirates, cyberpunk, histoire de complot. Quelles sont tes références – à part Borgès – en littérature ?
L'ensemble est un mélange de ce que j'aimais quand j'étais petit. J'ai lu beaucoup de classiques. Jonathan Swift, Jules Verne, les grands auteurs de romans d'aventure. J'aime aussi beaucoup Vonnegut, Franz Kafka, Thomas Pynchon, tous ces auteurs anti-establishment dans leurs attitudes et leurs expérimentations. J'ai voulu être un mélange entre les grands auteurs d'aventure et la veine absurde que j'aimais. Après, je ne sais pas. Chaque lecteur trouvera quelque chose de différent dans Théâtre des dieux.
Avais-tu un modèle en tête pour Fabregas (le héros, voyageur dimensionnel) ?
Oui mais ce n'était pas univoque. J'avais plusieurs images de lui. D'un côté il est le grand sage, mais il est aussi le fou, et le héros. Il est Don Quichotte et Sancho Panza en un seul personnage. Au début, je le voyais comme beaucoup plus héroïque. Quand j'écrivais, j'avais sur mon mur une image d'un personnage avec une grande barbe et un chapeau. Il représentait alors Fabregas pour moi. Puis il a évolué et s'est transformé.
Sweety (un monstre si énorme que ça en est absurde)... Tu as dit que le message du livre est que l'univers est plus grand que toute vie individuelle. Sweety est le monstre le plus grand que j'ai jamais lu. Comment l'as-tu créé ?
Et bien, je ne sais pas. Honnêtement, je ne sais pas d'où est venu l'inspiration pour Sweety. Juste la question : quelle est la plus grande taille que peut avoir la vie ? Et la réponse n'est pas Cthulhu
(merci, NdG) parce que Cthulhu est définitivement autre chose, non organique, une entité qui représente la noirceur, le summum de ce que nous ne pouvons pas comprendre. Mais Sweety est juste un être vivant, une preuve visible de l'absence de sens de l'existence. Et en même temps, il provoque une vraie résonance émotionnelle, car Sweety veut juste être aimé (rires).
Comme King Kong ?
Oui. King Kong est un concept très émouvant. Ou Godzilla. Aujourd'hui ces bêtes ont cessé d'être des monstres ou des ennemis pour devenir des créatures dont nous pouvons avoir pitié et pour lesquelles nous pouvons ressentir de l'empathie. Ils essaient juste de vivre. King Kong n'est pas mauvais, on vient l'ennuyer sur son île. C'est aussi ce qu'est Sweety. C'est aussi ce qu'il vit.
D'où t'es venu l'idée d'utiliser du diesel dans l'espace ?
J'aime bien le steampunk, mais pas tellement la vapeur. Ca ne me paraît pas avoir beaucoup de sens. Dans mon idée, ma société galactique avait la possibilité de créer une infinité de ressources. Alors je me suis demandé ce que nous ferions si nous avions la possibilité de ne jamais être à court de pétrole. Imagine l'industrie du pétrole étendue à une échelle galactique. D'immenses cités dégoulinant de pétrole. Ajoute à ça que j'ai été très influencé par Dickens, par ses romans plein de fog et de pollution
(Hard Times ou Bleak House, NdG). On y trouve de beaux passages sur le fog.
Ton dieselpunk est un steampunk en version plus sale.
Oui. Le steampunk est trop joli, trop propre pour moi. C'est un genre qui parle d'ordre et de contrôle alors que c'est de pur chaos que je traite ici. Bon, sur le steampunk, je sais que je généralise...
A l'inverse j'aime beaucoup le rétrofuturisme, ce qu'on imaginait du futur dans le passé. Star Wars en est un bon exemple.
Et là, nous avons été interrompu par l'interviewer suivant. Que les dieux le maudissent, le flétrissent, l'anéantissent !
Avant de terminer, Matt a juste eu le temps de me dire que la traduction (par Sara Doke) s'était passée sans aucun problème, de façon parfaitement fluide, qu'il avait seulement fallu se caler pour quelques blagues ou jeux de mots.
Il m'a aussi conseillé de guetter son prochain roman Au diable vauvert, qui sera très différent mais très absurde encore, et s'intitule en anglais : Hunters and Collectors.
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