Jacek Dukaj : Mes Utopiales de B à V

Comme chaque année, vers Samain, se sont tenues les Utopiales à Nantes. 153000 visiteurs cette année, et moi et moi et moi. Ne faisons pas durer le suspense, c'était vraiment bien !!! Genre grave bien !!!! Aux Utopiales il y a surtout des auteurs qu'on va retrouver jour après jour ci-dessous (ou dessus, ça dépend dans quel sens vous lisez) , sur plusieurs posts successifs (survivance d'un temps où on économisait la bande passante – « dis ton âge sans dire ton âge ») . Tous les présents aux Utos n'y sont pas, c'est au fil des rencontres que les photos sont faites, la vie n'est pas juste. AND NOW, LADIES AND GENTLEMEN, FOR YOUR PLEASURE AND EDIFICATION, THE ONE AND ONLY JACEK DUKAJ

La société des faux visages - Xavier Mauméjean - American Psycho


1909. Sigmund Freud, encore largement inconnu du public, débarque à NY accompagné de CG Jung pour une série de conférences sur la méthode nouvelle de traitement des maladies psychiques qu’il a mis au point. Largement inconnu, sauf du monde médical dont une bonne partie le trouve proprement scandaleux. Pensez ! Il raisonne sur le sexe et le rapport à la mère.
1909. Harry Houdini se produit à NY. Il est depuis des années le plus grand magicien du monde, spécialiste de l’escapisme, et pourfendeur incessant de la folie spirite de l’époque.

Ces deux faits sont authentiques.
Ce qui ne l’est pas, c’est la rencontre entre les deux (trois) hommes, à la demande de l’un des plus riches citoyens de la Grosse Pomme, Cyrus Vandergraaf. Son fils, Stuart, vient de disparaître et, sur les docks d’Hoboken, est arrivé un mystérieux container clos, commandé par le disparu lui-même, assorti d’une lettre disant « Ne forcez pas les ouvertures, ou tout explose. Noir et blanc. Contactez le docteur Sigmund Freud. ». Houdini et Freud doivent trouver comment ouvrir sans risque le container, découvrir ce qu’il est advenu de Stuart, et tenter de comprendre ce qui a motivé une telle mise en scène.

Deux Juifs hongrois à NY. Deux hommes de l’Ancien Monde dans le Nouveau. L’un (Freud) qui en arrive directement, l’autre (Houdini) qui en est originaire mais a toujours vécu en Amérique. L’un dont la spécialité est de mettre en lumière ce qui s’était caché, l’autre dont l’art consiste à cacher en pleine vue. L’un qui entre dans le lieu clos de l’inconscient, l’autre qui sort de n’importe quel lieu physique clos. Ils allieront leurs intelligences pour mettre à jour le secret que Stuart veut communiquer, et Freud, accessoirement, aidera le maitre de l’illusion à se mettre au clair avec son passé.

Avec les fils de cette trame, alors même que ses héros progressent dans la révélation du secret de Stuart, Mauméjean tresse trois biographies. Celle de Houdini, dont, souvenir après souvenir, on découvre la vie incroyable. Celle, plus succincte, de Freud, une occasion surtout d’aborder l’accouchement difficile de la psychanalyse. Celle enfin de NY et de Nord-Ouest des USA, dans un moment de bascule entre prémodernité et modernité.

On découvre en Freud et Houdini deux passionnés prêts à tout pour aller toujours plus loin dans la maitrise de leurs arts respectifs, quitte à risquer leur vie, leur réputation, ou leur carrière.

On visite l’Amérique des Gangs of NY, de la lutte entre Irlandais et Juifs, de l’alliance objective entre gangs et politiques (en science politique américaine on appelle Boss ces hommes qui vivaient entre deux mondes, faisaient les élections, et répartissaient les prébendes).

On y croise la Sorcière de Wall Street, Hearst (dont la petite-fille aura un destin cocasse), Pulitzer, les grandes familles new-yorkaises typiques de cette upper upper class de l’argent et de la profondeur historique que Warner décrivait dans Yankee City. Et leurs bras armés, les Pinkerton, détectives privés, policiers privés, briseurs violents de grève.

On y visite la modernité extrême en émergence qui deviendra l’identité même des USA, avec leurs abattoirs géants de Chicago, leur premier tueur en série, leur parc d’attraction de Cooney Island où tout est aussi clinquant que vulgaire aux yeux de l’Européen Freud. Un pays où tout est grand, plus grand, brillant, plus brillant. Les buildings de NY bien sûr, mais aussi la puissance, la richesse, le divertissement, les feux de la rampe, et encore les inégalités, l’abjection de l’exploitation, le puritanisme aussi.

Mêlant sans cesse faits historiques et faits imaginés, Mauméjean livre une tapisserie à trois personnages (trois et demi si on compte Jung) où il est difficile de séparer le vrai du faux, l'imaginaire servant à dynamiser le réel, et les lumières du frontstage à dissimuler les secrets du backstage. Houdini y est une sorte de Sherlock Holmes tourmenté, Freud rappelle Colombo par sa manière de revenir sur les sujets sans en avoir l’air. Les deux rendent la ballade biographique aussi plaisante que passionnante et entrainent le lecteur dans ce qui ressemble furieusement à un film classique, peuplé de tycoons et de gros bras. Freud et Houdini y sont des entremetteurs qui ouvrent au lecteur les portes d’un monde disparu qui est au fondement de notre époque.

La société des faux visages, Xavier Mauméjean

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