L'Ombre sur Innsmouth - Lovecraft illustré par Baranger

Comme deux fois déjà , je signale la sortie d'une adaptation de Lovecraft par François Baranger. Il s'agit cette fois de The Shadow over Innsmouth , ici traduit littéralement L'Ombre sur Innsmouth au lieu du plus traditionnel Le Cauchemar d'Innsmouth . Comme pour les deux adaptations précédentes, je ne vais pas chroniquer un texte connu et maintes fois résumé, analysé, décortiqué. Je te renvoie donc pour l'histoire, lecteur, à la fiche Wikipedia de la nouvelle, fort bien faite si ce n'est qu'à l'instant où j'écris ces mots la version de Baranger ne s'y trouve pas encore. Tu prendras plaisir, j'en suis sûr, à lire la belle préface de Sandy Petersen, notre maitre à tous, à parcourir les rues de la très décatie Innsmouth dans les pas de Robert Olmstead, à pénétrer dans la délabrée Pension Gilman, à contempler la façade du bâtiment abritant L'Ordre ésotérique de Dagon , à côtoyer des Marsh, trop de Marsh. Le "masque d'Innsmouth...

Borne - Jeff Vandermeer - Mums will be mums


Post-apocalypse urbaine. Où et quand précisément ? Mystère.

Dans une Cité en ruines (qui ne sera toujours nommée que la Cité) survivent à grand peine une poignée d'humains réduits à l'état de charognards, épaves en sursis condamnées à chercher jour après jour de quoi tenir un peu plus longtemps. Société sans stock, humanité sans stock, de celles qu'une mauvaise série de glanages anéantit.

Dans la Cité vivent, en couple, Rachel et Wick. Rachel, une récupératrice, écume à grand risques la Cité pour y chercher la nourriture et le matériel dont elle et Wick ont besoin pour perdurer. Wick, spécialiste biotech, démonte, répare, fabrique, trafique un peu aussi. Tous deux ont aménagé un abri souterrain, truffé de pièges, sans cesse en travaux, dans lequel ils cohabitent et partagent ressources, affection, protection, sexe aussi – quand ça va. Leur vie, bien qu'abritée, est précaire. Les ressources sont de plus en plus rares, la santé de Wick n'est pas excellente, et il y a, hélas, l'extérieur. L'extérieur, d'abord, c'est un environnement toxique, puis, comme si ça ne suffisait pas, des dangers bien vivants. Il y a les charognards concurrents, toujours dangereux, le Magicien, un chef de gang biotech qui veut contrôler la ville, et surtout Mord, monstrueux ours géant, volant, absolument létal. Sans compter l'ombre tutélaire de la Compagnie, agonisante mais à l'origine de tout.

Et voilà qu'un jour, sur le corps même de Mord endormi, Rachel trouve une étrange créature. Une sorte de petite plante, en forme de vase inversé, croisement improbable entre une seiche et une anémone de mer. Une forme inédite de beauté qui séduit Rachel au point qu'elle ramène la créature dans l'abri qu'elle partage avec Wick. Rapidement, la « plante » se met à bouger et parler. Elle est consciente et intelligente. Et, miracle de l'imprégnation, elle fait de Rachel sa mère.

"Borne" est un roman post-apo profondément weird et étrangement beau. Là où Vendermeer décrivait le retour à une pureté naturelle  inquiétante pour l'Homme dans Annihilation, il raconte ici un monde atrocement déformé par la pollution, la guerre, la surexploitation des ressources – toutes les œuvres de l'Homme. L'environnement de la Cité (dont on ne sort jamais) est de bâtiments détruits. On y foule des ossements. On y croise d'étranges astronautes morts, séchés dans leur combinaison. Il y coule des rivières toxiques. L'air y est pollué. Les murs y sont envahis de moisissure corporate – mélange étonnant de crasse et de système de surveillance. Et puis il y a les biotechs – chimères innombrables qui parcourent la ville, dangereuses ou pas, c'est selon, belles aussi parfois.

Dans la Cité se croisent et se frottent Rachel, Wick, le Magicien, Mord, et last but not least Borne.
Rachel d'abord, la réfugiée climatique, orpheline de parents morts pendant l'exil, qui découvre l'amour maternel avec Borne, et veut aimer Wick mais s'interroge sans cesse sur l'état de leur relation. Rachel qui a un secret. Rachel qui sera déchirée en découvrant que même une mère ne peut tout accepter, et aussi que les mots qu'il aurait fallu dire ne seront jamais dits.

Wick ensuite, le techos biotech. Dealer, tinkerer, fixer. Malade. Possessif. Exclusif. Jaloux. Wick qui a travaillé pour la Compagnie, sait la vérité sur Mord, a beaucoup d'autres secrets.

Le Magicien, dont on ne sait pas grand chose si ce n'est qu'elle a la haute main sur une partie de la ville et veut prendre le contrôle du tout, à l'aide de ses gangs d'enfants modifiés et de quelques armes retrouvées.

Mord enfin. Ours terrifiant. Monstruosité génétique survolant la ville et s'abattant dessus à l'occasion. Un fatum volant et visible. Une force de la Nature, aussi mortel qu'inconséquent, aux buts incompréhensibles, qui n'est pas sans évoquer Azathoth dans sa destructivité aveugle.

Et Borne bien sûr. Borne qui grandit à la vitesse de l'éclair. Qui acquiert d’impressionnantes capacités de polymorphe. Qui mange mais ne défèque pas. Qui apprend à parler, acquiert des connaissances de plus en plus nombreuses et pose à sa mère ces innombrables questions que posent les enfants. Qui est innocent, veut être bon, n'y parvient pas toujours. Qui – comme beaucoup d'enfants – installe un coin entre sa « mère » et son « père ». Qui, comme tout adolescent, part vivre dans son espace propre, sort visiter la ville, inquiète Rachel quand il le fait. Qui lui sauve aussi la vie une fois, au péril de la sienne. Qui « goûte » les gens. Qui ne peut lutter contre sa nature profonde même pour faire plaisir à Rachel, et voudrait tout arranger dans la ville, y rendre la vie meilleure en Changeling post-apo qui serait un Momotaro biotech.
Borne, un vrai enfant pour Rachel, et un vrai inhumain à la fois.

Voici donc un roman de parentalité et d'identité ; Borne est une chose biotech, il est aussi une personne, il peut encore être une arme – comme toute personne. Il ne peut cesser d'être ce qu'il est mais il peut l'infléchir. Idem pour Wick et Rachel. Ce qu'on est – qui ne changera pas – et ce qu'on fait – parce qu'on le veut. C'est la tension du roman comme de la vie humaine. C'est là que réside l’humanité de tous les « héros » du roman.

Voici aussi un roman d'espoir. Rachel et Wick perdent, perdent, perdent encore ce si peu qu'ils ont. La lancinante répétition des pertes leur fait comprendre qu'aussi longtemps qu'ils vivront ils n'auront pas tout perdu et qu'il sera encore justifié de sa battre. Malgré la destruction, malgré l'exploitation (par une Compagnie dont on ne sait même pas d'où elle est ni ce qu'elle veut exactement), malgré la raréfaction de toutes les ressources, la lutte pour survivre ne cesse jamais. Ni la solidarité, ni l'amour, ni le sens du sacrifice. Borne : un roman solar-postapo ? ;) Un beau et bon roman en tout cas.

Borne, Jeff Vandermeer

Commentaires

Apophis a dit…
Solar-post-apo, j'aime beaucoup ;) Ça me rappelle un peu Extinction Game de Gary Gibson, qui mêlait aussi de la SF post-apocalyptique (et à monde parallèles) avec une perspective étrangement positive.
Gromovar a dit…
Héhé.
Ici les mondes parallèles ne sont pas le point central mais, d'où vient la Compagnie ? Peut-être d'une autre dimension pour ce qu'on en sait.
Vert a dit…
Très intriguant, j'espère qu'il sera traduit celui-là.
Gromovar a dit…
Vendermeer l'est souvent.
GeishaNellie a dit…
Voilà qui semble assez weard à souhait et pourtant fort tentant.
Gromovar a dit…
Les deux en effet.