"
Telluria" est le dernier roman de l'écrivain russe postmoderniste
Vladimir Sorokine. C'est aussi mon premier. Quelle expérience !
Eternel opposant, au totalitarisme explicite de l'URSS comme à celui plus soft de Vladimir Poutine, Sorokine livre ici un texte qui serait, si j'en crois ses exégètes, une récapitulation conclusive de l'univers de sa trilogie de la
Glace.
350 pages, une cinquantaine de chapitres, et seulement deux ou trois qui se font écho. Pas vraiment d'histoire dans Telluria donc, plutôt une ballade dans l'Europe future sous forme de vignettes de quelques pages à chaque fois. Des flashes qui fascinent, effraient, émerveillent, émeuvent.
A quoi ressemble donc cette Europe à venir ?
Peu de mondialisation, plus d'UE, ni d’États-nations. Guère d'Occident non plus semble-t-il, la Californie étant devenue indépendante. Face au géant défait, des wahhabites salafistes qui ont envahi l'Europe, l'ont occupée, y ont installé un régime totalitaire de terreur, avant d'être chassés lors d'une nouvelle
Reconquista. A côté, la Chine, dragon paisible en phase historique d'ascension.
En Europe, plus de Russie, plus de France, plus d'Allemagne, entre autres. Et, merveilleux et fantastique réalisés, l'impossible y est devenu possible. Avec ces
petits, hauts comme trois pouces, et ces
grands, véritables géants, qui encadrent les hommes de taille moyenne comme vous et moi, ou ces chimères génétiques dont l'exemple ultime prend la forme de pénis animés, conscients, facétieux.
C'est dans ce nouveau « Moyen-Âge éclairé » (plus de pétrole, on se déplace à cheval ou on roule à l'alcool de patates d'une « seigneurie » à une autre) que se montrent à voir les vies, les espaces, les systèmes socio-politiques de Telluria. Des confettis de lieux et de moments rassemblés par l'auteur dans une histoire des temps à venir qui passe par la petite histoire des gens pour raconter la grande des peuples. Un kaléidoscope de situations et d'écritures. C'est fascinant et passionnant.
Chaque chapitre est écrit dans un style différent. Chaque histoire est différente. Chaque ton est distinct. Du conte à la farce en passant par le dialogue ou l'incantation, Sorokine promène le lecteur des micro-Etats néo-communistes aux utopies démocratiques, des théocraties fanatiques aux ploutocraties les plus éhontées. Le seul fil qui tienne la tapisserie est le tellure, métal-drogue recherché par tous, qui donne les plus belles hallucinations du monde, permet de voir réalisé ses rêves ou de revivre ce qu'on a perdu, de rendre perceptivement vrai ses fantasmes les plus fous.
L'Occident, sorti de l'histoire, rêve un monde parfait et absolument individualisé grâce à un opium d'un nouveau genre. La Russie, détruite par les trois « démiurges » Lénine, Gorbatchev, Poutine, n’existe plus non plus, et c'est sans doute ce qui importe vraiment à un Sorokine qui récapitule aussi la Culture, pépite par pépite, des Grecs à la poésie russe en passant par Baudelaire, dans une présentation qui ressemble à ces albums de photos dans lesquels on va revoir les chers disparus.
C'est bon, très bon, excellent même. Entre roller-coaster sanglant, allégorie rabelaisienne, et grand-guignol, Sorokine procède à une convaincante
carnavalisation de l'avenir sinistre de la civilisation occidentale.
Telluria, Vladimir Sorokine
Commentaires
Merci d'avoir écrit ce billet car j'ignorai que c'était une trilogie. Je dois me le procurer d'urgence !!!
Le 3ème est 23000.
Merci pour ce retour.
Et si ça peut convaincre encore quelques-uns de lire ce très bon livre...tant mieux.