Briohny Doyle est auteur et universitaire. Australienne, elle est basée à Melbourne. Après des travaux plus courts, elle a terminé en 2016 le roman
The Island Will Sink, un très beau texte de cli-fi que je conseille vivement à tous ceux qui lisent l'anglais.
Le roman a été publié par
The Lifted Brow dont c'est le premier roman.
Briohny a très gentiment accepté de répondre à quelques questions.
The island will sink est ton premier roman. Comment venir à bout d'une telle tâche ? Et que ressens-tu maintenant qu'il est sorti et apprécié ?
Il m'a fallu dix ans pour l'écrire ! Bien sûr, j'ai fait quantité d'autres choses dans le même temps, mais ça a quand même été une énorme entreprise. Ceci dit, j'ai adoré l'écrire – la création du monde a été un vrai plaisir.
Maintenant qu'il est sorti et qu'il a été aussi bien reçu, je suis ravie. Je suis si heureuse de pouvoir enfin en discuter avec des gens qui l'ont lu.
Peux-tu nous dire en quelques mots de quoi parle le roman ?
TIWS est une histoire de catastrophe, d'apocalypse, et de famille, le tout mélangé. Elle se passe dans un futur plutôt proche, et nous place dans les pas de Max – un réalisateur de film catastrophe amnésique qui enregistre toute sa vie de manière compulsive et n'est capable d'aucune connexion avec sa famille – au moment où il est en train de faire un film sur Pitcairn Island. Dans le livre, le monde entier surveille Pitcairn et son engloutissement, car on voit dans cet événement le signe de la fin du monde.
Il y a, bien sûr, de nombreuses sous-intrigues dans le roman, mais le cœur est là.
Dans TIWS, Pitcairn Island sert de marqueur du désastre environnemental. Pourquoi avoir choisi cette île-là (peu connue ici de surcroit) ? Est-elle un symbole pour les Australiens ?
D'abord, je savais que je voulais mettre en scène une île du Pacifique – les essais nucléaires qui ont eu lieu dans ce secteur montrent bien que des pays comme l'Australie, les USA ou la France considèrent cette zone comme dispensable.
Pitcairn a, de plus, une histoire coloniale très intéressante (l'île ayant été « colonisée » accidentellement pour les Britanniques par les mutinés de la
Bounty), ainsi qu'une autre dans le cinéma. Des films des années 30, 50, 60, et 80 racontent l'histoire de la mutinerie de la Bounty et, fondamentalement, ils utilisent Pitcairn comme une scène sur laquelle présenter une vision aussi romantique que périmée de la colonisation : des hommes braves échoués au milieu de douzaines de belles femmes en jupes florales, ce genre de choses...
Le film catastrophe que réalise mon héros ainsi que le jeu vidéo
(où il faut survivre en situation de pénurie, NdG) auquel joue son fils sont dans la droite ligne de cette tradition.
Dans TIWS, des catastrophes sont déjà arrivées. Les riches ont bâti des protections pour eux-mêmes et ils vivent plutôt bien en dépit des événements. Les pauvres, eux, vivent comme ils peuvent, dans des trailers towns. Il semble que les problèmes environnementaux vont créer de nouvelles inégalités scandaleuses entre ceux qui auront les moyens d'y survivre et les autres. Est-ce aussi ton opinion ? Et y a-t-il moyen d'éviter une telle issue ?
J'aimerais savoir comment faire pour l'éviter...
L'idée directrice du livre est : Que se passerait-il si le néolibéralisme intégrait l'écologisme et l'utilisait comme un moyen de contrôler les gens et d'élargir le fossé entre riches et pauvres ? Je crois que la probabilité d'une telle situation n'est pas faible. Les catastrophes environnementales impactent toujours plus les pauvres et les pays en développement. Dans mon livre, comme c'est le cas aujourd'hui aussi, il est bien plus facile d'ignorer les catastrophes environnementales si on vit au bon endroit et si on est suffisamment aisé.
La famille décrite dans TIWS semble représenter toutes les manières de réagir à la question de la dégradation de l'environnement. Est-ce un choix conscient ou cela résulte-t-il du « développement spontané » des personnages ?
Bien vu ! C'était un choix. D'autres aspects des personnages se sont développés de manière plus organiques mais celui-ci était délibéré. As-tu vu
Melancholia ? Je pense que Lars Von Triers a très bien traité cette approche dans son film.
Max, ton personnage principal, crée des films virtuels immersifs mais ne ressent pas grand chose lui-même. Qui plus est, il est dépourvu de toute mémoire propre. Il ressemble à une feuille dans le courant. Est-il un avatar de l'humanité entière ? Le chef d’orchestre du Titanic ? Peux-tu nous expliquer Max ?
Max meurt d'envie de se connecter aux autres mais il ne veut prendre aucune responsabilité, pour rien. Il n'arrive pas à admettre qu'il n'est pas possible d'avoir les deux choses à la fois. Il aime sa vie aisée. Il aime sa célébrité. Mais il se sent aussi existentiellement stérile. Il y a toute une tradition de personnages mâles de ce genre en littérature. J'ai voulu tirer le mien jusqu'à la satire.
La manière dont le monde s'organise pour satisfaire Max est-elle une partie du problème ? Une forme de matérialisation de l’hybris occidental concernant son pouvoir sur la Terre ?
Oui, tout à fait. Il désespère de voir quelque chose arriver qui amène du changement dans sa vie, mais il ne veut pas avoir à faire le moindre changement lui-même. C'est l'angoisse de l'homme riche.
Y a-t-il encore quelque chose qui puisse réveiller Max ?
Je l'ignore. A un moment dans le roman, il semble que des choses vont pouvoir changer pour lui. Mais finalement, je ne souhaitais pas aller dans cette direction. Tu vois, comme une épiphanie conduisant à une image d'espoir. J'aurais eu l'impression de tricher, et ça aurait affaibli la critique que je voulais faire.
Ellen, sa femme, semble coupée du monde, de son mari, de beaucoup de choses. Elle a pourtant bien dû être une femme, une amante, un jour. Qu'est ce qui explique son évolution ?
Il faut se souvenir que nous la voyons surtout à travers les yeux de Max. Pour moi, Ellie est malheureuse, réservée, loyale, et impliquée dans sa propre vie. Elle n'en peut plus de devoir expliquer les choses à son narcissique de mari. Celui-ci n'arrive pas à comprendre pourquoi mais le lecteur lui le peut : Max est tout simplement usant.
Les enfants de Max, Jonas et Lilly, réagissent très différemment à la crise environnementale. Jonas (l'expert inutile) se gave de données trouvées sur le Net, Lilly (la localiste pratique) essaie de donner des microsolutions à des mégaproblèmes. Une des deux voies a-t-elle ta préférence ? Sont-elles toutes les deux inutiles ? Devraient-elles fusionner ?
J'adore ton terme « d'expert inutile ». Pour ta question, je ne sais pas. Je ne crois pas qu'il y ait une bonne façon de réagir à une catastrophe. Mon but était de faire une satire des façons habituelles de réagir à ces questions. Mais aussi, il est important de ne pas oublier que ces enfants observent les catastrophes de bien loin. Il se sentent en danger constant mais sont aussi très déconnectés.
Lilly est, au sein de la famille, la voix des bonnes pratiques. Une voix tonitruante. Elle m'a rappelé les Junior Anti Sex League de 1984. Est-ce aux enfants de nous guider maintenant ? Et y a-t-il un risque, à ton avis, que l'écologisme engendre une nouvelle forme de totalitarisme, même doux ?
Oui, exactement. Lilly, et aussi jusqu'à un certain point Jonas, sont dans la tradition des enfants fascistes embrigadés des romans dystopiques. Je crois vraiment que l’écologisme peut être récupéré, particulièrement si nous négligeons la manière dont l'écologisme des pays riches peut servir à justifier des sanctions imposées aux pays pauvres. Je suis une écologiste, alors je ne crois pas que l'écologisme soit totalitaire par nature, mais je pense qu'il peut être manié comme un outil de contrôle et que nous devons donc être très prudents et très attentifs au contexte (et à notre propre contexte) quand nous parlons d'environnement.
Enfin, il y a Tom, le frère de Max. Tom le comateux. L'omniprésent Tom pourtant. Que devons-nous comprendre de sa manière d'être au monde ?
Tom a complètement décroché. Il est devenu un personnage à la Matrix. Je crois que la question que je pose ici est : le fantasme post-humain ultime consiste-t-il à décrocher complètement du monde ?
Il n'y a pas de vrai espoir dans le roman. Les personnages, comme l'humanité entière, gigotent sans fin dans la fourmilière qui sombre. Est-ce ta position ? Ton message ?
Si. Dans le roman, il y a Hope, le bébé paresseux. Hélas, elle meurt ;)
Dans la vraie vie, je ne suis pas fondamentalement pessimiste mais je ne voulais vraiment pas conclure mon roman par un message d'espoir qui aurait résolu tous les problèmes du livre et donné au lecteur une impression factice de catharsis. Ca, c'est ce qui se passe dans les films catastrophe. Le roman est une histoire catastrophe contra-histoire catastrophe.
Ton style narratif est très original, versatile et riche. Comment le définirais-tu ? Y a-t-il des écrivains (vivants ou morts) qui t'ont inspirée ?
Merci ! J'aime cette définition. J'adore Michel Houellebecq. Je suis revenu plusieurs fois à
La possibilité d'une île pendant que j'écrivais TIWS. J'aime beaucoup aussi Orwell et DeLillo.
Considères-tu faire partie du mouvement cli-fi ?
Je n'avais pas entendu parler de cli-fi jusqu'à récemment, bien que j'ai lu quelques livres qui sont étiquetés comme tels. En être ? Pourquoi pas ? Ca semble être un bon mouvement auquel appartenir.
Peux-tu nous parler un peu plus de tes éventuelles lectures post-apo ou cli-fi (même de l’infâme On the Beach) ?
Mais j'adore
On the Beach ! J'ai aussi aimé
The Road, et la trilogie de Ballard
The Drought, The Drowned World, The Crystal World. Il y a une excellente histoire de ce genre aussi dans le
Heat and Light de Ellen Van Neervan
(sans doute le récit intitulé Water, NdG). Et j'aime aussi beaucoup les films comme
Blade Runner et
Les bêtes du Sud Sauvage.
Merci encore pour ton temps. J'ai adoré discuter du très bon TIWS et j'espère qu'il trouvera un éditeur en France.
MOI AUSSI ! Merci beaucoup.
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