"
Ninefox Gambit" est un livre auquel la fonction
Echantillon des liseuses ne rend pas vraiment service. En effet, après avoir lu le premier chapitre, je me suis longuement demandé s’il fallait continuer, si le texte finirait par devenir compréhensible ou si tout resterait définitivement aussi obscur qu’abscons. Car, de fait, voici comment s’ouvre "
Ninefox Gambit" :
« At Kel Academy, an instructor had explained to Cheris's class that the threshold winnower was a weapon of last resort, and not just for its notorious connotations. Said instructor had once witnessed a winnower in use. The detail that stuck in Cheris's head wasn't the part where every door in the besieged city exhaled radiation that baked the inhabitants dead. It wasn't the weapon's governing equations, or even the instructor's left eye, damaged during the attack, from which ghostlight glimmered.
What Cheris remembered most was the instructor's aside: that returning to corpses that were only corpses, rather than radiation gates contorted against black-blasted walls and glassy rubble, eyes ruptured open, was one of the best moments of her life. »
De fait, l’Américain d’origine coréenne
Yoon Ha Lee, dont c’est le premier roman, doit une fière chandelle à ses potes auteurs dont les praises sont chaleureuses, et particulièrement à Stephen Baxter qui a su trouver les cordes sensibles
« StarshipTroopers meets Apocalypse Now – and they’ve put Kurtz in charge...Mind-blistering military space opera, but with a density of ideas and strangeness that recalls the works of Hannu Rajaniemi, even Cordwainer Smith. An unmissable debut », et surtout, pour ce qui me concerne, à
Hannu Rajaniemi à qui j’accorde une grande confiance pour créer et faire vivre des mondes stupéfiants
« A dizzying composite of military space opera and sheer poetry. Every word, name and concept in Lee's unique world is imbued with a sense of wonder ».
Assez temporisé, au fait maintenant.
Futur indéterminé. Le lieu l’est tout autant. L’univers (une partie du moins) est régi par un système politique appelé hexarchie. Six factions organisent le monde. Un monde régi par les mathématiques du « calendrier ». Pour comprendre l’univers de "
Ninefox Gambit", il est utile d’avoir en tête la matrice, « illusion consensuelle » du
Neuromancien de Gibson, et d’imaginer qu’on peut manipuler le réel comme on le faisait de la matrice, qu’on peut reprogrammer localement l'un comme on le faisait de l'autre ; si les mathématiques sous-tendent la réalité, alors changer les mathématiques revient à changer la réalité même. Pour cela, il faut imposer un système de croyances appuyé sur des nombres, des dates, des durées, une « illusion consensuelle » dans le wetware même, une interface installée entre les esprits et le réel par la Doctrine, la durée des semaines et des jours, leurs noms, les fêtes votives, les célébrations
(qu'on se souvienne du 'temps social' durkheimien ou des Deux Minutes de la Haine de 1984)...et les tortures rituelles qui les accompagnent inévitablement. On ne comprend jamais vraiment la mécanique du système mais on en comprend assez pour réaliser deux choses : d’une part que c’est par la conviction/séduction ou la persuasion/violence que les réalités mathématiques orthodoxes sont placées dans les esprits de la majorité, d’autre part que celui qui contrôle, au moins localement, l’orthodoxie en tire un bénéfice objectif, sous forme d’armes ou d’effets « exotiques ». Tout trouble dans l’orthodoxie remet donc en cause bien plus que l’ordre politique, il remet aussi en cause toute la technologie et fait donc basculer les rapports de force existants.
Je parle ici d’orthodoxie car c’est vraiment de cela qu’il s’agit. L’hexarchie n’est pas une démocratie. Les six factions sont hiérarchisées, et leurs membres sont soumis - ‘ils appartiennent’, comme les sujets d’un souverain - à la faction et à ses dirigeants qui en usent à leur guise et les considèrent comme de parfaits consommables.
Dans ce monde sympathique donc, qui évoque une dark fantasy matinée de culture asiatique (devoir, sacrifice, noms imagés, floralies, esthétique), une station spatiale importante pour la propagation de la Doctrine -
The Fortress of Scattered Needles - est en train de verser dans l’hérésie. Un acte intolérable aux conséquences aussi inquiétantes qu’imprévisibles pour toute l’hexarchie. Il faut reprendre la station et la rééduquer, ou la détruire, pour empêcher la pourriture hérétique de se répandre. Pour ce faire, parce qu’il faut faire vite et savoir être innovant quitte à sortir des cadres, le commandement Kel (la faction guerrière dont les deux honneurs sont le service et le suicide, et qui organise ses troupes en formations mathématiques impératives pour leur donner puissance et discipline) dépêche sur place une flotte commandée par une bien étrange paire : Cheris, une capitaine Kel tombée en disgrâce pour avoir innové sur le champ de bataille au risque de l’hérésie, et Jedao, un général Shuos brillantissime condamné il y a des siècles à l’animation suspendue pour avoir tué ses propres hommes et commis maintes atrocités, extrêmes même pour les peu pusillanimes hexarches.
Le roman raconte l’histoire de leur assaut sur la station hérétique, très complexe en raison du retranchement des hérétiques et des dissimulations de leur propre hiérarchie.
Il raconte aussi, peu à peu, le background. Non seulement le monde - très détaillé dans ses aspects culturels - s’éclaire, petit bout par petit bout, mais le jeu long apparaît aussi, le jeu stratégique séculaire qui enserre les mouvements tactiques et qu’on ne voit que si on a les informations adéquates.
Il raconte la lutte des factions les unes contre les autres, et contre leur propre population pour maintenir leur tyrannie.
Il raconte la relation complexe qui se construit entre Cheris et Jedao, la confiance qui s’instaure progressivement entre eux, l’apprentissage que Jedao délivre à Cheris, le
coming of age politique qu’il favorise chez elle.
Ninefox Gambit est un roman est de SF militaire, mais il est aussi bien plus que ça, un jeu de faux semblants, un roman politique, et surtout un roman
character-driven. Certes il y a du spectacle, des batailles, des morts, des massacres même - le système y pousse -, mais c’est la relation entre Jedao et Cheris, le passage de relais et le transfert d’expérience de l’un à l’autre, qui tire le récit.
Le tout est fluide, rapide, excitant. C’est à lire, et c’est à suivre car si la bataille est gagnée
(kind of), la guerre n’est pas finie.
Ninefox Gambit, Yoon Ha Lee
Commentaires
Non, pas par éditeur. Je fouine très souvent sur Amazon et je regarde ce qui a l'air intéressant, je lis les résumés et les critiques.