Difficile exercice que la chronique de "
Too Like the Lightning", le premier roman d’
Ada Palmer. En effet, un des plaisirs du roman vient de l’appropriation lente du contexte, de la découverte, étape par étape, de la personnalité et de la biographie des protagonistes, de la compréhension très progressive, enfin, des tenants et aboutissants de l’histoire ainsi que des enjeux qui s’y expriment. Il est donc essentiel (bien plus que d’habitude) de ne pas spoiler, ce qui implique de rester un peu cryptique.
2454, Terre. Un cambriolage vient d’être commis. Une liste de noms a été dérobée à une « famille ». Des noms importants, des noms qui peuvent changer les rapports de force dans le monde. Une enquête est initiée, conduite par Mycroft Canner (un délinquant purgeant une forme très particulière de peine) et quelques autres aux statuts et objectifs variés. Il apparaît vite que la liste, non contente d’avoir été subtilisée, avait aussi, d’abord, été modifiée. Dans quel but ? Par qui ? Il s’agit, pour les acteurs du roman, de démêler l’affaire, de comprendre qui avait intérêt à cet acte incompréhensible, et d’endiguer les risques que ce forfait fait courir à l’harmonie mondiale.
Parallèlement au vol, et sans rapport apparent, un jeune garçon, membre adoptif de la même « famille », fait montre de pouvoirs qu’il est difficile de qualifier autrement que de magiques. Qui est-il ? Que signifient ses pouvoirs et son existence même ? C’est la deuxième facette du mystère qui habite le monde de
Terra Ignota (le nom du cycle dont "
Too like the Lightning" n’est que le premier volume).
Ada Palmer voulait créer un monde qui nous soit aussi étranger que le nôtre le serait à un homme de la Renaissance. Objectif atteint. Dans "
Too Like the Lightning", tout est étrange : les noms, l’organisation politique, les rapports de force, les formes de famille, les structures sociales, les croyances. Et pourtant, certaines des choses qu’on y voit sont des développements logiques de notre réalité contemporaine. Mais si éloignées de nous qu'elles en deviennent presque impossible à reconnaitre. 350 ans c’est long, les choses ont le temps de beaucoup changer, surtout si une ou deux guerres ont été de la partie. Et, cruelle, Palmer pousse à un niveau rarement atteint le «
show, don’t tell » caractéristique d’une partie de la SF moderne. Mais, là où un lecteur expérimenté s’immerge assez facilement dans des technologies imaginaires que leur sophistication rendent difficilement accessibles au néophyte, ici c’est de la société même qu’il s’agit dans son ipséité, infrastructure et superstructure à la fois. Tout est un peu semblable, certes, mais surtout largement différent.
Heureusement qu’il y a Mycroft, racontant et se racontant, n’hésitant pas à s’adresser directement au lecteur, pour le guider pas à pas, avec le maximum d’honnêteté possible, dans cette
terra incognita qu’est le monde du XXVème siècle. Mais, même avec l’aide bienveillante de Mycroft, l’immersion est ardue.
Disons simplement, toujours pour ne pas trop spoiler, que les nations ont disparu au profit de quelques Hives (rappelant les
Affinités de Wilson, en bien plus vastes et strictement fondées sur l’adhésion volontaire) dotées de leur propre système juridique, que les familles - qu’on appelle maintenant « bash’es » - sont devenus totalement électives, que des relations très complexes (et qui ne se dévoilent que très lentement) unissent Hives et bash’es, qu’un système judiciaire inédit régule la sanction des délits, qu’un système centralisé de voitures volantes permet des déplacements rapides d’un bout à l’autre du monde, que Mars est en cours de terraformation et que la Lune est occupée de manière permanente, que certaines enfants sont « élevés » pour devenir des ordinateurs vivants, que distinctions de genre et discours religieux sont tabous, qu'une forme régulière de psychanalyse métaphysique est obligatoire pour tous les citoyens, que les philosophes des Lumières sont devenus des maitres à penser, que règnent des formes nouvelles de démocratie tant au sein des Hives que pour la gestion globale du monde, que la société du spectacle est plus que jamais hégémonique. Liberté et abondance règnent, dans un monde débarrassé de la plupart des contraintes matérielles et qui a poussé à leur extrême les mécanismes d’individualisation en cours depuis la Renaissance.
Les quelques détails que je viens, bien légèrement, de te donner, ami lecteur, sont à conquérir dans le roman. Et sache qu’il y en a bien d’autres que je n’ai pas abordé ici ; il faut bien que tu travailles un peu toi aussi.
Sache néanmoins que l’utopie post-scarcity que décrit Palmer est aussi un système qui contient nombre d’éléments dystopiques. Tu le découvriras. Sache qu’on y observe les restes bien vivants d’une Nature qui ne veut pas céder à la Culture, que s’y exprime la loi d’airain de l’oligarchie, qu’on y voit les risques que fait peser sur le monde la privatisation du contrôle du bien public mondial par un petit groupe d’individus – nécessairement, inévitablement, porteurs d’un agenda qui leur est propre. On s’y pose aussi la question de la Raison d’Etat, et de la responsabilité du présent face à l’avenir, comme le faisait Hans Jonas dans
Le Principe Responsabilité, sa réponse au
Principe Espérance d'Ernst Bloch.
Sache enfin, ami lecteur, qu'en ce moment je souffre, tant il est malaisé de décrire "
Too Like the Lightning" en te laissant le plaisir de la découverte.
Alors, oui, le roman est complexe. Autant à lire qu’à décrire. Oui, il n’est, tout au moins dans sa première moitié, qu’une introduction ardue au monde dans lequel Palmer veut nous faire pénétrer. Mais, d’une part, il brasse tant d’idées qu’il est d’une très grande richesse (évoquant par ses dialogues le meilleur de Voltaire ou de Sade), et, d’autre part, il devient, quand les éléments du puzzle commence à se mettre en place, véritablement captivant tant par l’énormité des enjeux que par la complexité des personnages et de leur relations.
Alors prends ton courage à deux mains, lecteur, et plonge dans la grande richesse SF philosophique de "
Too Like the Lightning". Encore un effort ! Le jeu en vaut la chandelle.
Too Like the Lightning, Ada Palmer
Commentaires
Pas pour la plage.
Par contre chapeau pour ta chronique, je me demande bien comment je vais faire la mienne...
Croisons les doigts !
Pile dans la cible de l'Appel de l'Imaginaire pour ne plus être un sous-genre.