Tout ce qui précède, on peut ne pas le lire (j’aurais dû vous le dire avant peut-être, je ne suis pas fair-play). En effet, si on considère avec l’universitaire Hugues Chabot que la SF prévoit surtout le présent, il suffit de voir ce qui se publie depuis quelque temps pour se faire une idée de la chose. Rien que sur ce blog, les
Affinités et
Too Like the Lightning sont des romans post-nationaux basés sur les affinités électives. Et si, de longue date, la SF a imaginé des formes de colonisation spatiale ethniquement ou culturellement homogènes – du
Dibbouk de Mazel Tov IV aux mondes monoculturels de
L’Aube de la Nuit – il est plus récent d’envisager de manière sérieuse un constructionnisme/sécessionisme politique agrégatif sur Terre. Ce type d’hétérotopie fait maintenant partie du paysage, c’est encore le cas dans "
Infomocracy", le premier roman de Malka Older.
22ème siècle (en gros). Le monde est presque entièrement gouverné par un système appelé micro-démocratie. Dans cette innovation politique, la population terrestre est divisée en centenals (une référence aux centuries romaines), des unités territoriales de 100,000 personnes qui possèdent chacune un gouvernement propre, avec ses lois propres, et ses relations propres avec les autres gouvernements. Les gouvernements sont au nombre de 2207, certains ne contrôlent qu’un centenal, d’autres des milliers. Certains sont corporate, d’autres sont basés sur une philosophie ou une religion, d’autres encore sur des survivances nationalistes, ou tout autre forme de proximité intellectuelle parfois plus proche de la page FB que d’une pensée élaborée. Une ouverture presque totale des droits migratoires a permis de créer au fil du temps beaucoup de centenals largement homogènes dans lesquels chacun peut nager dans les eaux chaleureuses du biais de confirmation.
Parallèlement à la micro-démocratie existe Information, une sorte de Google devenu hégémonique. Organisation non gouvernementale en charge de concrétiser partout et toujours les promesses d’une société mondiale de transparence et d’information, Information organise et valide les élections, offre des moyens de communication et de paiement instantanés à toute l’humanité, permet de savoir tout sur tout tout le temps grâce à un système de réalité augmentée qui informe en temps réel autant sur les qualités nutritionnelles du produit qu’on tient en main que sur les scandales associés à la marque ou les actions en justice dont elle fait l’objet sans oublier les bios des dirigeants ou le pourcentage des consommateurs de tel centenal qui aiment le produit, par exemple. Que du bon, à priori, dans cette mise à nu. Ou, au pire, ça ne dérange pas ; Douglas Coupland n'écrivait-il pas dans
Génération X que trop d’information est la même chose que pas d’information. Mais, à l’usage, il se trompait sans doute. Trop d’information engendre une défiance et un écœurement généralisés préjudiciables à l’engagement civique car si la femme de César doit être irréprochable, dans les faits, humaine trop humaine, elle ne l’est jamais.
Quoi qu’il en soit, toutes ces données, c’est Information qui les produits et les rend disponibles, toutes les informations sans lesquelles l’homme du 22ème siècle ne peut plus vivre, et qui transitent par un réseau plus vulnérable qu’on ne le pense.
Chapeautant le tout et pour organiser le bien commun, tous les dix ans, une élection mondiale permet de désigner le gouvernement qui détiendra pour la décennie suivante la Supermajorité et les pouvoirs associés. Depuis que le système existe il n’y a eu que deux élections, elles ont placé deux fois Heritage au pouvoir. Mais, maintenant, alors que le troisième scrutin approche, Heritage est contesté par Liberty, son challenger, qui le talonne. Et il y a tant d’enjeux autour de l’élection (notamment dans les oppositions plus si mouchetées entre paix et guerre et raison et passion) que les choses ne peuvent que mal tourner.
"
Infomocracy" est donc le récit des quelques jours autour de la troisième élection générale. Older y met en scène trois personnages principaux et quelques secondaires. Pour les principaux, on croise Ken, jeune propagandiste du gouvernement Policy1st, un groupe d’intellectuels qui pâtissent de leur choix de ne pas avoir de figure de proue charismatique, Mishima, une agente/espionne (difficile à dire) d'Information, en proie à la plus grande crise imaginable pour son organisation, et Domaine, un anti-election qui milite activement contre un système qu’il considère comme fondamentalement vicié. Trois personnages qui sont des idéaux-types de la mobilité affinitaire. Presque sans biographie, ils disent vivre ici ou là, venir d’ici ou là aussi. Sautant de ville en ville au gré des exigence de leurs missions, Ken, Mishima, et Domaine, n’ont pas de port d’attache, juste certains lieux de travail physique où ils se trouvent plus souvent que dans les autres, même si le gros se fait, de toute façon, de manière virtualisée. Guère plus que des placeholders, ils créent peu d’empathie ou de sympathie chez le lecteur, même quand ils s’aimeeeeent.
Il y a donc, dans "
Infomocracy", un world building vraiment intéressant (et fascinant en cette année électorale), et des personnages soit très réalistes par anticipation soit complètement sous-développés (
pick your choice). Mais hélas, trois fois hélas, il y manque une histoire excitante. Les enjeux sont vite compris, l’action est lente et, ce qui est pire, molle, certaines scènes, notamment celles de combat ou de préparation martiale, sont involontairement comiques tant elles sont mal réalisées. On n’accroche jamais.
Dommage, il y avait du potentiel, mais j’ai eu le même sentiment qu’à le lecture du
Paradis d’enfer de David Marusek, celui de visiter un monde qu’aucune histoire n’habite.
Infomocracy, Malka Older
Commentaires
Au risque de me répéter : dans le genre "mort des états-nations et avènement/pullulement des micro- voire nano-états", je te conseille vivement Europe in autumn de Dave Hutchinson. Où dans une Europe future, n'importe quoi, une ville, un quartier, un parc national, voire une entreprise ferroviaire, peut unilatéralement déclarer son indépendance. Le monde mis en place est intéressant, vraiment, et trouve également un écho avec les velléités d'indépendance de la Catalogne, de l'Écosse (voire de Londres pour ce qui concerne ces derniers jours). L'histoire lorgne vers l'espionnage, de manière assez elliptique, et n'est pas le meilleur atout du roman.
Et promis, je mets "Europe in automn" sur ma liste. Merci.
C'est une spécialiste du sujet : http://www.cso.edu/cv_equipe.asp?per_id=196
Mais :
No plot here. That's not enough.