Avril 2006. Parking d’un centre commercial américain typique. Robby, un petit garçon de cinq ans, est arraché des mains de sa mère par un inconnu qui l’emmène dans un monospace cabossé, non sans rouler sur la pauvre femme qui tentait vainement de s’interposer. Ce cauchemar de tout parent, c'est ce dont parle "Daddy Love". Le dernier roman traduit de Joyce Carol Oates raconte l’instant, l’après, puis le très après, non par la bouche d’un narrateur omniscient mais depuis la tête des protagonistes du drame.
Le livre s’ouvre sur l’enlèvement, répété névrotiquement, ressassé avec cette imprécision qui est celle de la mémoire post-traumatique. Quatre chapitre, quarante pages. Oates raconte le kidnapping en quatre versions, ces versions que Dinah, la mère de Robby se passe en boucle dans la tête, chacune légèrement différente, chacune retraçant de manière imparfaite sa perception du déroulement des faits, chacune exprimant ses sentiments contradictoires tant sur le moment que par la suite, chacune déplaçant pour le pire ou le meilleur le curseur de la culpabilité. Brillant.
Passé ce moment fondateur, Oates déroule quelques semaines de la vie de Dinah - gravement blessée et définitivement handicapée. Ces semaines autour et rien qu'autour de la recherche de l’enfant, dans laquelle se jette son mari Whit alors qu’elle-même passe d’opérations en rééducation. L’espoir qui s’amenuise, aussi lentement que sûrement.
Mais Daddy Love n’est pas un police procédural. Le temps de la recherche est survolé. Court et subjectif.
Car vite, Oates s’intéresse au ravisseur, Daddy Love, et à Robby. A la fuite après le rapt, puis à leur vie durant la séquestration de Robby, jeune victime destinée à devenir jouet sexuel et fils substitutif de Daddy sous le nom de Gideon.
Les moments suivant le rapt puis le récit résumé des six années suivantes font entrer le lecteur dans la tête d’un prédateur sexuel, kidnappeur, violeur, et tueurs d’enfants en série. Mégalomane, misanthrope au dernier degré, convaincu d’une supériorité qu’il est le seul à percevoir, Daddy Love est un manipulateur de haute volée qui a lu Skinner et Pavlov pour apprendre les ficelles de son art. Totalement dépourvu d’empathie mais plein de pulsions contradictoires, Daddy Love cajole, menace, punit, séduit, et récompense, usant de ses talents autant pour « dresser » sa victime que pour s’attirer l’amitié des gens normaux ou pour subjuguer les membres de la congrégation religieuse dont il est, à temps perdu, le pasteur.
Exposé au pire de la personnalité fracturée de Daddy Love, Robby, souvent violé et souvent torturé, tant physiquement que moralement, finira par se soumettre à la volonté de son bourreau et éclatera sa personnalité propre au point de développer un aspect, « Fils », qui « aime » Daddy, alors même qu’un autre de ses aspects, « Gideon », s’en méfie comme d’un ennemi mortel. Robby, lui, a disparu depuis bien longtemps.
Robby réussira-t-il à fuir et retrouvera-t-il ses parents ? Daddy le tuera-t-il à l’adolescence comme ses prédécesseurs ? Il faudra lire pour le savoir, sans oublier que ce n'est pas l'aspect policier qui importe ici mais bien la réalité de la séquestration et la manière brillante dont cette incongruité est racontée.
Car oui, "Daddy Love" est un roman superbement écrit sur un sujet bien peu ragoutant. Plongeant dans les tréfonds, Oates en ramène une pépite. On ne fait pas de bonne littérature avec des bons sentiments. Et ici, c’est de la très bonne.
Face au drame, Oates raconte la culpabilité, les accusations muettes, le bouleversement des équilibres familiaux. Dinah, qui se vit tellement comme une mère qu’elle a l’impression de n’avoir pas été complète avant son accouchement, est anéantie au sens propre du terme ; elle retourne au néant. La femme désirante, active, pleine d’un avenir à construire a disparu sur un parking. Ne reste qu’une ombre qui cherche, sans cesse, espère encore, un peu, assiste désespérément à des offices religieux pour partager la chaleur de la communauté. Son mari, Whit, cherche aussi, ailleurs, se force à ne pas reprocher à Dinah l’handicapée qu’elle est devenue, y parvient souvent. Ambivalence d’un couple rendu inséparable par l’épreuve commune, en même temps qu'absolument séparé par les transformations différentes que celle-ci leur a imposé.
Mais surtout, bien plus que dans celles de Dinah et de Whit, Oates est dans les têtes de Daddy et de Robby. Elle raconte les mécanismes d’endoctrinement, la folie à l’œuvre, le mépris des autres si absolu qu’il permet de les chosifier pour en user à sa guise, la peur aussi, si abjecte qu’elle permet d’obéir à n’importe quel ordre - même à celui de ne jamais chercher à fuir - ou qui incite à se venger sur des innocents pour les violences subies. Enfant martyr -> Adulte ???
Et pour raconter tout cela, quel style ! Les mots de Oates coulent sans interruption, comme un flot que rien ne vient interrompre ni ralentir. Des nombreux dialogues internes aux prêches véritables, c’est sur un rythme lancinant qu’elle raconte cette histoire, vue de l’intérieur jusqu’à une fin qui ouvre à toute les interprétations. Passant, sans solution de continuité, de descriptions en dialogues, Oates livre un texte qui captive par ce genre de simplicité apparente - résultat d’un énorme travail d’écriture (et de traduction) - qui évite tout écueil au lecteur et lui permet de s’immerger dans l’histoire, d’entrer vraiment dans la tête des personnages, et de suivre, époustouflé, leur chevauchée hallucinée. Du bien beau travail.
Daddy Love, Joyce Carol Oates
Commentaires
J'ai déjà l'impression de reconnaître son écriture à plusieurs points de vue rien qu'en lisant ta chronique. Je ne sais pas si ce sera mon prochain de l'auteure mais en tout cas il file en wish list.
@ Shaya : Je n'ai pas encore lu Maudits mais il est haut sur ma liste. Les reviews VO sont excellentes.