"Arslan". Le roman le plus polémique de l’Américaine M.J. Engh (je n'y entrerai pas). Un roman de politique-fiction, allégorique. Un roman écrit en 1976. Un roman qui, passé la divergence historique originale, pourrait être un roman de blanche tant il parle d’autre chose.
Arslan, dictateur du Turkestan et généralissime, prend, par un coup audacieux, le contrôle de la Terre entière (il faudra lire le roman pour savoir comment). Il envahit notamment les USA, et s’installe avec sa garde rapprochée dans la petite ville de Kraftsville, Illinois. Cantonné dans la bourgade rurale qu’il met, par la violence et la menace, en coupe réglée, Arslan continue de dérouler son grand plan (que je ne veux pas dévoiler ici). C’est la vingtaine d’années qui suivent cette occupation que raconte le roman.
Sachez d’abord qu’il faut, pour lire "Arslan", une bonne dose de suspension d’incrédulité. La prise de pouvoir éclair d’Arslan, à partir de son confetti de pays, est largement invraisemblable, même si quelques références à l’épopée de Tamerlan disent dans quel sens regardait Engh. L’absence de toute opposition véritable sur le long terme est difficilement crédible aussi. On comprend bien que ce n’est pas de cela dont Engh veut parler, on comprend, tant par la forme naturaliste que par le fond très localisé et personnageocentré, que son point est ailleurs. Mais où ? Cherchons !
Engh écrit en 1976. Dick avait traumatisé l’Amérique, 15 ans avant, avec ce Maître du Haut Château qui la montrait vaincue et occupée. Mais en 1962, les USA était encore triomphant. C’était une fiction évidente. En 76, le pays vient de se faire shooter du Vietnam. La plus grande puissance militaire du monde a été vaincue par une bande de petits asiatiques sur lesquels elle n’aurait jamais parié un kopek. Le traumatisme de la défaite est vif. Le pays n’est plus invaincu. Jusqu’où peut-il tomber ?
"Arslan" répond. Il peut tout perdre, jusqu’à sa liberté et son indépendance, jusqu’au caractère sanctuarisé de son territoire, que le 11/9/01 a depuis définitivement anéanti. Le pays peut être violé, rudoyé, par un « barbare » aux manières de brute dopée à la testostérone. Il peut perdre ce qu’il croit acquis et, sur bien des plans, revenir des siècles en arrière.
Dans ce contexte terrifiant, trois hommes (ou deux hommes et un garçon) occupent l’espace.
Arslan, personnage complexe, amoral mais pas sadique, presque touchant parfois dans sa naïveté de paysan monté en grade, poursuit un rêve fou qu’il a décidé de mener à terme quoi qu’il puisse en couter. Brutal et séducteur à la fois, Arslan ne donne jamais sa confiance, ne demande ni n’explique, mais ordonne, punit, et effraie pour que ses ordres soient exécutés. Arslan est une force de la Nature qui avance vers son but sans que rien ne l’en fasse dévier - comme une inondation qui envahirait la plaine sans se soucier de ce qu’elle noie - mais dotée d'assez de souplesse pour savoir, quand l’obstacle est trop haut, le contourner pour passer.
Autour du trou noir Arslan, deux hommes gravitent : Franklin Bond et Hunt Morgan.
Franklin Bond, ancien directeur de l’école (du temps où il y en avait encore une) tente de sauvegarder sa communauté. Il est le seul à tenir tête à Arslan (qui s’est installé dans sa maison) chaque fois que possible, et sait courber l’échine quand le risque pour la ville ou lui-même devient trop grand. Il organise aussi un réseau de résistance de faible intensité puis prend peu à peu la direction de la communauté au gré des allers et venues du dictateur. Bond, c’est Pétain et De Gaulle dans une seule personne. N’aimant jamais Arslan, il finit par lui octroyer une forme de respect. Celui qu’on peut avoir pour un ennemi qui tient parole.
Hunt Morgan n’est qu’un jeune adolescent quand Arslan envahit la ville. Le jour même, il est violé publiquement par le dictateur lors de son triomphe public. Emmené par Arslan dans ses quartiers de la maison de Bond, Hunt devient la « chose » d’Arslan, qui l’utilise à sa guise mais s’assigne aussi la tâche, paradoxale, de l’éduquer à la force et à la résistance.
A Kraftsville, ground zéro d’un monde qu’il a rendu fractal, ces deux hommes nous racontent un Arslan dont l’intériorité nous est interdite. Bond avec une froideur qui rappelle Les carnets de guerre de Junger, Morgan avec le trouble émotionnel d’un jeune homme borderline, fracturé par sa biographie.
Arslan est finalement surtout l’histoire d’un viol et d’un violeur. Viol d’un pays et d’un monde. Viol d’une ville. Viols corporels aussi, notamment celui, au long cours, de Hunt Morgan. Comme les couteaux qu’il manie, Arslan pénètre. De force. Dans les USA grâce à son coup de bluff, dans Kraftsville avec l’aide de ses troupes, dans les maisons de chacun des habitants où il installe un de ses hommes à demeure, dans Hunt – entre autres – aussi souvent qu’il lui sied. Et, pour Arslan, No means Yes : Si ses ordres ne sont pas exécutés, si ses hommes sont attaqués, c’est la mort ; il fait un exemple dès le premier jour pour montrer qu'on peut le croire.
A l'appui de ces multiples niveaux de viols, il y a la violence qui empêche de résister, la menace qui permet de réitérer, la tentative de séduction normalisatrice quand le viol devient habituel. Face à l'inacceptable, on observe les petites vilénies et les petits actes de courage de la population de Kraftsville, ou les réactions inappropriés de ceux qui font de Hunt le complice de sa situation plutôt que la victime. On remarque que la ville finit par s'habituer. Qu’en dépit de tout, on s'habitue à tout.
Entre Arslan et Hunt, c'est encore moins manichéen. Au fil des années, on voit s’épanouir un syndrome de Stockholm qui fait de Hunt un proche d’Arslan, ou comme l’aurait dit Jean Genet Un captif amoureux. On y voit Arslan faire par moments de sa relation avec Hunt une version dévoyée de celle qui unissait un éraste crétois à son éromène. On peut y voir aussi une forme étrange d’adoption romaine (Engh est romaniste). Quoi qu’il en soit, Hunt hait Arslan autant qu’il l’aime. Le dictateur en a fait un homme à deux âmes qui voudrait tuer Arslan mais est prêt au meurtre pour ne pas le perdre.
A la fin du tourbillon qui a bouleversé le monde, ne restent d’Arslan et de son rêve que ce qu’autorise la mortalité humaine. Tamerlan et Alexandre aussi, qu’aucun homme n’avait pu abattre, le furent par la maladie.
Le lecteur sort d’"Arslan" à la fois séduit par la finesse du propos et un peu frustré par sa narration trop ouï-dire ainsi que par une construction sans doute trop lente.
Arslan, M.J. Engh
Commentaires
Gilles Dumay me l'avait d'ailleurs bien vendu. J'ai un planning un peu chargé là, mais j'ai bien envie de tenter le coup quand même.