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Infinités" est le premier recueil traduit en français (par Jean-Daniel Brèque pour Denoël Lunes d’encre) de l’écrivaine et prof de physique indienne (mais vivant aux USA)
Vandana Singh.
J’avais énormément apprécié sa nouvelle-titre (même si la traduction de celui-ci a changé entre temps). Je réitère, je préciserai peut-être un peu ci-dessous.
En refermant "
Infinités", j’ai pensé que Denoël devrait offrir avec le fascinant
L’Inde de Demain d’Akash Kapur. Ce non fiction sur lequel Clea Chakraverty écrivait dans le Monde Diplo :
Candeur, déni, acceptation. Telles sont les trois phases décrites par Henri Michaux (Un barbare en Asie) lorsque, dans les années 1930, il découvre l’Inde orientaliste de ses fantasmes, puis celle de la misère et de la mort. On retrouve du Michaux dans l’ouvrage d’Akash Kapur. Journaliste américain d’origine indienne, il se rend au Tamil Nadu plein d’idéaux et de rêves pour le pays de son enfance. Sa désillusion face à cette nation qu’il pensait « progressiste et moderne » laisse peu à peu place à la confusion : « L’Inde me donnait l’impression d’être deux nations à la fois. Je ne savais pas en laquelle je devais croire. Je ne savais plus laquelle était réelle. »
Dans
L’Inde de demain, se trouvent en vrai (et plus long) les mêmes bouleversements d’une Inde en transformation rapide et désynchronisée que dans le recueil de Singh.
Mais, assez tergiversé, venons-en au fait !
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Infinités" est un recueil de 10 nouvelles + un (très) court essai sur la valeur de la littérature d’imagination. Doux, tendre, sucré, il se lit avec plaisir, comme on croquerait un
gulab jamun. Mais là où la succulente pâtisserie traditionnelle n’est que douceur, la prose de Singh laisse un arrière-goût souvent triste dans la bouche. Car c’est l’Inde contemporaine que raconte Singh. Cette Inde qui se caractérise par une croissance économique rapide avec les bouleversements sociaux et les inégalités qu’engendrent le décollage, mais qui reste encore façonnée par le système des castes et la stratification sociale stricte de la tradition. Une Inde dans laquelle les femmes sont (pas plus qu’avant mais de façon plus visible) emprisonnées à domicile dans les rets de la bienséance et des conventions, et soumises dans l’espace public au regard concupiscent des hommes.
Singh raconte donc l’Inde d’aujourd’hui (version Dehli). Elle y met maints détails, minuscules, qui composent par agrégation le tableau d’un pays où nait et s’élève une classe moyenne tiraillée entre tradition et modernité. On habite des appartements en ville équipés du confort moderne mais jamais complètement coupés de la nature, toujours trop petits car il faut y loger la belle-mère, au moins, qui s’approprie les enfants, souvent. Des appartements dans des immeubles où pullulent les nuisibles, et où la cage d’escalier montre ce que dissimulent les appartements. La faim n'est jamais loin, sur le palier du dessus, ou dans la rue, sur les trottoirs où dorment les pauvres. Le merveilleux non plus. Tout ceci, Singh le montre comme des éléments normaux du décor, qu’on décrit comme on les voit, si manifestes que
mon collègue Cédric a pu trouver qu’ils rendaient ces histoires trop prosaïques. C’est pourtant à une visite dans l’Inde-Janus que nous convie Singh et elle le fait, certes, sans effet spectaculaire mais le message passe
imho.
Mais c’est quand Singh parle des femmes qu’elle est convaincante et touchante (dans ses nouvelles hic et nunc, pas les futuristes donc). Des femmes indiennes soumises aux mariages forcées, à la domination domestique (pas forcément violente) tant de leur mari que de leur belle-mère, aux innombrables règles du « qu’en dira-t-on ? » et de la bienséance dans un monde resté atrocement provincial en dépit de l’enrichissement. Des femmes, finalement, tristes, nostalgiques, désabusées, le tout à bas bruit, qui ne peuvent se définir que par leur liens à la famille. Des femmes qui n’ont le choix qu’entre la soumission aux règles (y compris en se perdant dans l’abrutissement des potins ou de la lutte pour le prestige) ou la fuite. Pas de «
voice » ici. Durkheim parlait il y a un siècle du suicide fataliste des femmes mariées. Rien d’étonnant au vu de la vie de ces femmes.
Ces héroïnes tristes, ces femmes domestiquées, Singh les décrit par petites touches délicates et transmet leurs regrets, leur inaccomplissement. Elle le fait sur un ton très drôle de comédie italienne dans
Faim, d’une manière somptueusement ironique dans
La femme qui se croyait planète, de façon presque lovecraftienne dans
Soif, « simplement » escapiste dans
Le tétraèdre, ou fantastique à la Orlac dans
La chambre sur le toit. Et c’est surement dans
L’épouse, sur un divorce, que Singh trouve les mots les plus justes sur le vide que laisse une construction exclusive qui s’écroule, sur ce qu’est en creux une femme indienne.
Face à ce magnifique texte, la pierre angulaire du recueil est
Infinités qui a pourtant pour héros un homme. Ici c’est la déchirure religieuse de l’Inde qui s’exprime, la beauté des idées contre la laideur de la glaise.
Un recueil très touchant donc, qui émeut comme le spectacle d’un papillon pris dans une toile d’araignée, et évoque souvent la nostalgie douce de Mélanie Fazi.
Infinités, Vandana Singh
Commentaires
Le premier semestre de LdE me botte bien. J'anticipe des heures de bonheur de lecture :p
Et tu as vu comme je score là ;)
Mélanie Fazi.
(la couverture est superbe en plus)
Connais tu Les Empires de l'Indus d'Alicia Albinia (chez Actes Sud), ça me tente ... ?
@ Soleilvert : Non je ne connais pas. Désolé.
Si vous me faites vos demandes de SP avant lundi (avec une adresse postale valable) ; je devrais pouvoir vous envoyer le livre, j'avais demandé un petit quota pour les blogueuses/blogueurs.
J'ai déjà servi quelques "commandes".
Gilles Dumay, directeur de la collection Lunes d'encre