Christophe Carpentier, premier Prix Jacques Sadoul

Oyez ! Oyez ! Belles gens ! Sachez qu'hier a été annoncé le nom du premier lauréat du Prix Jacques Sadoul. Il s'agit de Christophe Carpentier, pour la nouvelle Un écho magistral , écrite à partir de la phrase-thème :  « Je vais au café pour lire le journal d’avant-hier »  sur le thème tiré au sort : SF. Les belles personnes immortalisées ci-dessus constituent le jury du prix (qui a visiblement bien mangé et bien bu)  : Sixtine Audebert, Philippe Béranger, Morgane Caussarieu, Jean-Pierre Dionnet, Marion Mazauric, Nicolas Rey, Jean-Luc Rivera, Christophe Siébert, Jérôme Vincent, Philippe Ward et Joëlle Wintrebert. Le trophée sera remis à l'heureux élu aux Imaginales 2025 et il sera publié dans le recueil dédié.

Interview : Al "Crashing Heaven" Robertson, the puppeteer


Al Robertson est l'auteur de Crashing Heaven, roman que j'ai beaucoup apprécié à la fin de l'année 2015. Ce francophone et francophile a très aimablement accepté de répondre à Quoi de Neuf, parallèlement aux dernières révisions de la suite de Crashing Heaven, Waking Hell, prévu pour octobre. Vivement !
C'est parti pour l'itw la plus référencée que j'ai jamais faite. Si vous chercher des idées de livres ou de films, cette itw est faite pour vous. Enjoy !

Bonjour Al et merci pour ton temps.
Pour commencer, peux-tu te présenter aux lecteurs français ?


Merci, c’est très agréable d’être ici. Et, bonjour, je suis Al Robertson. Je suis un écrivain britannique de SF qui vit et travaille à Brighton. Je prends un plaisir tout spécial à être sur un site français car j’ai grandi en France et ai vécu près de Paris jusqu’à l’âge de six ans. J’y reviens régulièrement depuis.

Peux-tu nous parler de tes activités d’écrivain avant Crashing Heaven ?
J’écris depuis longtemps. Le premier livre que j’ai écrit était une aventure de Zorro, j’avais six ans. En grandissant je me suis mis à écrire beaucoup de poésie, puis j’ai travaillé dans l’écriture de scénarios pour diverses sociétés de production londoniennes.

Mais un jour, j’ai réalisé que ce qui m’excitait vraiment, chaque mois, était de récupérer et de dévorer les derniers numéros « d’Interzone » ou de « Third Alternative » (devenu « Black Static »). J’ai eu envie d’écrire quelques histoires pour eux, et tout s’est enchainé.

J’ai alors passé dix ans à écrire des nouvelles (publiées) – surtout de la fantasy et de l’horreur - avant que Crashing Heaven ne sorte. Certaines d’entre elles sont sur mon site (http://www.allumination.co.uk/read-a-story/) si vous voulez les regarder.

Il y a aussi un roman non publié qui ne verra jamais la lumière du jour. Ca raconte ce qui se passerait si un lieu ressemblant un peu à Narnia avait d’immenses réserves de pétrole et si quelqu’un ressemblant un peu à George W. Bush ou à Tony Blair les découvrait. Bien sûr, nous avons envahi le royaume magique et y avons tout détruit.

Oh, je suis aussi rédacteur corporate et stratégiste de com depuis dix ans environ. J’ai travaillé avec toutes sortes de firmes, écrivant pour elle dans tous les genres imaginables !

Peux-tu nous parler de ton amour de la SF ? Quels sont tes auteurs préférés ? Quels sont les autres genres que tu aimes ?

J’ai toujours été à fond dans la SF. Je me souviens de regarder « Cosmos 1999 » et « Le Prisonnier » (moi aussi, ndt) en français quand j’avais quatre ou cinq ans – ça m’époustouflait. En partie parce que l’imagerie y était impressionnante, en partie aussi parce que je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait. Alors, j’ai commencé à inventer des histoires qui m’expliquaient le tout – je pense que c’est l’un des déclencheurs de mon activité d’écrivain.

Plus tard, mes grandes influences furent les écrivains de la New Wave britannique – Moorcock, Ballard, Harrison. Moorcock a été une présence constante. Son œuvre, outre qu’elle est incroyablement fun à lire, est une leçon énorme et presque infinie sur les possibilités de l’écriture de genre, particulièrement comme satire. Ballard m’a toujours semblé si étrange – il y a quelque chose de clinique dans son écriture, ses textes semblent souvent être des analyses très fines plutôt que de la fiction pure. Je pense que ses expériences à Shanghai  pendant la guerre l’ont emmené bien au-delà de nos visions traditionnelles de l’humain et de la société, et qu’il n’en est jamais revenu. Pour Harrison, son appréhension de la manière dont l’irréel peut refléter et commenter la réalité (dans la mesure où nous pouvons appréhender ce concept glissant) est une source d’inspiration sans fin.

Et puis il y a Lovecraft, une grande obsession de mon adolescence. En vieillissant j’ai réalisé à quel point il pouvait être problématique – mais ce que j’ai toujours aimé chez lui c’est la manière dont il est absolument un écrivain de SF, mais un écrivain littéralement horrifié par ce qui excite d’habitude ses confrères. Des Aliens ? NOOON ! De nouvelles planètes, des dimensions à explorer ? JE DEVIENS FOU ! De vastes golfes de temps interstellaire ? LA VIE EST INSENSEE !! Des voyages temporels ? AAAARRGGH !!! Etc. C’est aussi un auteur très nostalgique mais sa nostalgie est tragique. Tous ces personnages réactionnaires dont on sent qu’il aimerait tant faire partie – tous ces historiens et académiciens refoulés de Nouvelle-Angleterre – apparaissent dans ses histoires comme les plus éloignés de la vraie nature de l’univers.


Oh, il y a aussi Iain Sinclair – j’ai commencé à le lire à peu près à la même époque que Lovecraft. Un écrivain remarquable, j’y suis revenu régulièrement au fil des années. En partie pour sa manière de mixer une imagination délirante nourrie au pulp avec un esprit critique très fin et un style brillant, en partie pour sa façon de guider consciemment et généreusement ses lecteurs vers de nombreux écrivains et réalisateurs. J’ai le sentiment qu’une partie de lui est passée dans les premières œuvres de China Miéville. Le sens du weird de China a été très important pour moi. J’y ai d’abord réagi en allant passer une nuit de cabaret dans un bar de Brixton mais il a été aussi une grande influence pour moi, sur la manière dont je pense le genre en général.

Puis, la poésie a toujours été une présence importante. En partie en ce que ça se rapproche parfois du genre – des poèmes comme le « Goblin Market » de Christina Rossetti, le « Christabel » de Coleridge, ou le « The City of Dreadful Night » de James Thompson m’ont tous hantés pendant des années – et en partie car ça montre comment on peut raconter des histoires non réalistes qui inspirent de profondes résonances. J’ai aussi été plongé dans William Blake pendant un temps. Son inventivité mythologique incroyablement puissante et profondément sophistiquée est un antidote souverain à une tradition réaliste qui considère que seule une transcription littérale de la réalité est à même d’avoir une valeur esthétique.

J’ai beaucoup appris aussi des trépidants romans épiques du 19ème siècle. Ils sont magnifiques. Ils contiennent tant de choses et les disent avec une verve si féroce et si irrépressible. Les Sœurs Brontë, Dickens, Balzac, Zola, tous les auteurs essentiels. Balzac en particulier – la « Comédie Humaine » est une grande leçon sur la manière d’écrire de nombreux livres situés dans le même monde, en les faisant se croiser d’une façon aussi complexe que fascinante.


Crashing Heaven, ton premier roman, est sorti en juin 2015 chez Gollancz. Comment as-tu trouvé ton éditeur ?

Par mon agent, Susan Armstrong de Conville et Walsh. J’ai signé avec elle en 2012, puis j’ai passé environ un an à réécrire « Crashing Heaven » à partir de ses remarques. Nous avons proposé CH aux enchères en 2013, et Simon Spanton de Gollancz a fait une offre préliminaire. J’ai été très satisfait car je suis un très grand fan ! J’ai donc signé et voilà.

Parlons de CH. Quel est l’histoire du roman ?  Quelles sont les factions qui s’y affrontent ? Quels sont les enjeux ?

« Crashing Heaven » est l’histoire de Jack Forster, un comptable de l’avenir, et de son sidekick Hugo Fist, une IA militaire à toute épreuve qui se manifeste sous la forme d’un pantin de ventriloque virtuel. Au début du livre, ils reviennent chez eux sur Station, une station spatiale géante en orbite autour de la Terre, et où vit maintenant l’essentiel de l’humanité. Jack et Fist reviennent d'une guerre menée contre les IA rebelles de la Totalité pour le compte du Panthéon, un groupe de corporations sentientes qui sont adorées comme des dieux.

Dès leur retour, l’un des membres du Panthéon commence à persécuter Jack et Fist, ils doivent donc comprendre pourquoi et régler le problème. Mais ça tombe vraiment très mal car leurs objectifs à ce moment-là sont bien plus terre à terre. Jack veut retrouver Andréa, le grand amour de sa vie mystérieusement disparue, pour se réconcilier avec elle, et Fist veut devenir un « vrai garçon ». En effet, un très ennuyeux vide juridique sur les licences de logiciels donne à Fist le droit d’hériter du corps de Jack dans deux mois environ, effaçant l’esprit de celui-ci dans le processus. Alors sa priorité est que Jack ne mette pas en danger son futur corps.

CH se passe après une guerre d’IA qui a détruit la Terre. Peux-tu nous donner quelques détails ? Que verrions-nous sur Terre si nous y étions ?

Et bien, tu pourras voir ça dans le prochain livre « Waking Hell » ! Il sort en octobre. Je ne peux pas en parler sans spoiler donc je préfère ne pas le faire.

Le personnage fort dans CH est l’IA Hugo Fist. Peux-tu le décrire ? D’où sort un personnage aussi étrange ?

Fist est une poupée de ventriloque virtuelle psychotique ; et il m’a pris complètement par surprise. Quand je travaillais sur le livre, je voyais la relation entre Jack/Fist comme une forme de relation Faust/Méphistophélès. Jack devait être en gros ce qu’il est dans le livre, et Fist devait être une silhouette sombre, inquiétante, un genre de familier démoniaque digital. Mais quand j’ai commencé à l’écrire, il s’est imposé dans le livre comme une poupée de ventriloque. La scène dans laquelle le lecteur le rencontre pour la première fois est aussi celle où je l’ai rencontré moi-même. Ca a été une surprise.


Naturellement, il a des origines assez claires en terme d’inspiration. J’ai toujours aimé les films de poupées de ventriloque possédées – un de mes préférés est le film d’horreur à sketches des 40’s « Dead of Night » (Au cœur de la nuit) dans lequel nous voyons la poupée Hugo Fitch, une très maléfique petite présence. Il m’a beaucoup influencé. Il y a beaucoup de Jan Svankmajer aussi. Son « Faust » est très inspirant – partiellement comme recréation du mythe de Faust, partiellement pour son aspect visuel, et partiellement pour la manière dont il montre les interactions entre humains et poupées.

Et puis il y a ce film que je n’ai vu qu’alors que le livre était presque fini, « Her Master’s Voice » de Nina Conti. Conti est une magnifique ventriloque qui, à un moment, a eu envie de tout arrêter. Au moment où elle allait l’annoncer à son mentor, Ken Campbell, celui-ci mourut tragiquement. A l’ouverture de son testament, on découvrit qu’il lui laissait toutes ses poupées et qu’il faisait d’elle son héritière en ventriloquie. Le film raconte comment elle géra tous ces bouleversements. C’est extrêmement drôle, effrayant par moments, et – c’est l’essentiel – profondément émouvant. Voir ce film m’a confirmé de manière éclatante la force du lien humain/poupée, tant dans la fiction que dans la vraie vie.

Dans CH, il y a aussi Jack, le pacifiste. Que pouvons-nous apprendre de sa désertion en temps de guerre ?

Ce que tu veux y mettre ! Avoir écrit une très grosse satire fantasy de la Guerre du golfe m’a appris que personne n’aime être la cible des critiques. Je ne pense pas que la fiction soit là pour tirer des conclusions à ta place, je pense qu’elle est là pour créer un champ ouvert dans lequel tu pourras réfléchir à certaines situations et possibilités par toi-même. Une bonne fiction est assez définie pour suggérer certaines pistes de réflexion et assez ouverte pour te laisser faire ce que tu veux avec elle. Alors, vraiment, le sens que tu veux donner à la désertion de Jack est le bon pour moi.

Jack était comptable avant la guerre, puis il devint enquêteur. Avais-tu Eliott Ness à l’esprit quand tu as créé le personnage ?

Pas du tout. De fait je n’ai jamais vu Les Incorruptibles et je n’ai jamais creusé beaucoup dans l’histoire des gangsters. Mais si toi, en tant que lecteur, trouve des résonances entre ces deux histoires, ça me va parfaitement. C’est le boulot du livre – emmener le lecteur dans des directions qu’ils fixent eux-mêmes.

L’aspect comptable dans le livre vient en fait de mon expérience du monde des affaires et du sentiment que j’ai que les comptables sont les maitres secrets de l’univers. Etre capable de lire les comptes d’une firme est un pouvoir immense – ça te donne une telle vue d’ensemble de la manière dont une compagnie fonctionne, de ce qu’elle fait bien et de ce qu’elle fait mal…

La fascination récente pour la manière dont les firmes échappent à l’impôt est une manifestation très intéressante de ce phénomène. C’est de la comptabilité militante pure – des gens décortiquent les flux monétaires internes et externes, comprennent leurs implications sociales et politiques, et agissent à partir de là.

Peux-tu nous décrire la paire Fist/Jack ? Comment évolue-t-elle au fil de l’histoire ?

Je ne voudrais encore pas spoiler ici ; j’espère juste que leur relation évolue d’une manière à la fois intéressante, imprévisible, cohérente et réaliste.

Il y a un beau personnage dans CH, c’est Andréa, la chanteuse de jazz. Avais-tu un modèle en tête pour elle ?

Plusieurs ! Elle est une combinaison de plusieurs personnes. Tout d’abord, il y a la musicienne – dans mon esprit elle était un mix de Rachel Goswell (de Slowdive, en particulier sur leur dernier album « Pygmalion »), de Bilinda Butcher (My Bloody Valentine), Lana Del Rey et Jesca Hoop. J’y mets aussi toutes celles qui ont chanté dans les films de David Lynch (le triangle amoureux évoque en effet celui de Bleu Velvet, ndt), avec la BO de Miles Davis sur « Ascenseur pour l’échafaud ».

Ses films (voir le roman, ndt) sont très inspirés par Stan Brakhage – la manière dont il explore la mémoire et la perception fut d’une grande aide pour moi quand j’écrivais et que je cherchais à comprendre Andréa. Il y a aussi un peu de Proust ici – j’étais en train de le lire quand je faisais les deux dernières grosses modifications du livre.

Oh, et depuis que j’écrivais le livre j’écoute beaucoup Holly Herndon. C’est une musicienne remarquable. Je pense qu’Andréa serait fascinée par son travail, elles ont beaucoup en commun.

Bien sûr, je peux me tromper. Ta version d’Andréa est aussi valable que la mienne si ce n’est plus.


Dans CH, presque tout est virtuel et doit être payé à la durée. Pourtant l’Internet aujourd’hui est largement gratuit ou all-included. Penses-tu vraiment que cela changera à l’avenir ? Penses-tu qu’un monde de réalité augmentée permanente est proche ?

Je ne suis pas d’accord avec toi. Je pense que très peu est gratuit sur le Net, nous payons en données personnelles. Simplement, nous ne comprenons pas la vraie valeur de ces données et nous n’avons aucun moyen, en tant qu’individus, d’accéder à cette valeur. Mais les géants du Net, eux, savent très bien le faire.

Plus généralement, alors que j’écrivais et réécrivais le livre, plusieurs compagnies de logiciels et de contenus tentaient d’aller vers un modèle d’abonnement remplaçant le modèle d’achat. Adobe a mis Photoshop dans le Cloud, Microsoft a lancé Office365, etc.

Des firmes comme Netflix ou Spotify font la même chose. Tu n’achètes plus un morceau de musique, un film, ou toute autre chose en en devenant propriétaire, tu t’abonnes à un service et profites de l’offre de ce service. Ou tu t’abonnes à Amazon Prime et tu paies un droit de location.

Pour le moment, ces services sont l’exception plus que la règle. Ils ont des concurrents hors-abonnements. Je peux encore aller acheter un DVD par exemple et éviter Netflix, Amazon, et les autres. Mais quand cette sorte de concurrence n’existera plus, quand la seule possibilité sera de louer des services, alors la logique commerciale dit que ces firmes tireront avantage de leur domination du marché. Et que nous nous retrouverons à payer bien plus pour bien moins.

Incidemment, dans ce contexte, il est à la fois intéressant et un peu inquiétant de voir se développer des technologies comme les blockchains, les smart contracts, et l’Internet of things. D’un côté, cela crée des possibilités vraiment utopiques, de l’autre, prises ensemble, ces technologies permettent de superviser, de contrôler et donc de rendre plus monétisable l’usage de tout type de produit. Un futur dans lequel nous paierions un droit logiciel pour utiliser notre bouilloire, puis un droit d’utilisation de notre mug basé sur la propriété intellectuelle du design de l’objet, est plus proche et plus facile à mettre en œuvre que nous ne le pensons.


Dans CH les inégalités sont énormes à bord de Station. Ne crois-tu pas que nous allons plutôt vers un futur post-rareté tel que le décrit Banks dans la Culture ?

Encore une fois, j’essaie de refléter plutôt que de prédire. De fait, je vois Crashing Heaven comme réaliste ou documentaire plutôt que comme prédictif. Donc, de ce point de vue, nous vivons dans un monde très inégalitaire et je voulais refléter cet aspect dans le livre.

Pour moi la Culture est une société profondément utopique, particulièrement en ceci qu’y est complètement éludée la question de savoir comment on y est arrivé en venant de nos économies de concentration forte du pouvoir et de la richesse. Personne n’abandonne jamais cette sorte de pouvoir ou de richesse sans qu’il y ait combat, ou sans une déstabilisation profonde imposée de l’extérieur.

Ce type de bouleversement peut amener de très bonnes choses, mais pas sans une grande quantité de trauma pour ceux qui le vivent. La Culture est merveilleuse et je voudrais y vivre, mais survivre à la phase de transition vers elle pourrait s'avérer problématique.

Dans CH le monde est principalement contractuel comme chez Ayn Rand ou dans le Beggars in Spain de Nancy Kress. Que penses-tu de ce type de monde ? Le penses-tu proche ?

Je pense avoir répondu au-dessus.

Peux-tu nous parler des « dieux » qui gouvernent la Station ? D’où viennent leurs noms ? Quels sont leurs pouvoirs ?

Leurs noms sont très divers. Certains communiquent un sens évident, d’autres sont purement aléatoires. J’ai regardé comment les firmes sont nommées ici et maintenant et tenté de refléter ça. Certaines – Virgin par exemple – communiquent un sens très spécifique d’une manière évocatrice. D’autres, comme Samsung, n’ont pas de sens intrinsèque. Notre compréhension de celles-ci vient de leurs actions.

En ce qui concerne leurs actes, chacun a un domaine d’influence presque exclusif, Kingdom par exemple se charge de l’infrastructure physique, East des médias, Grey de l’efficience et de la stratégie corporate, etc. Mais essentiellement, comme toutes les marques, elles véhiculent une combinaison de pouvoir pratique et émotionnel.

Du point de vue pratique, elles te vendent des choses ou te fournissent des services qui ont une utilité. Du point de vue émotionnel, elles te renvoient une certaine image de toi quand tu acquiers ces produits. Ce qu’elles cherchent c’est à extraire du profit de leur relation avec toi, donc elles s’assurent de te donner moins que tu ne leur donnes. C’est la force de leur image de marque de faire que tu vives bien cette situation déséquilibrée (voir Apple, ndt).

Dans CH les puissances sont manipulatrices et menteuses. Est-ce ainsi que tu vois nos politiques ? Ou penses-tu que des IA politiques seront structurellement manipulatrices ?

Dans les mondes politiques que je connais le mieux – britannique et américain - certainement oui. David Cameron, par exemple, est un politicien de carrière. Le seul vrai métier qu’il ait fait avant est Directeur des Affaires Corporate pour la société de média Carlton Communications. De fait il était leur directeur des relations publiques, son boulot était de gérer la perception que le public avait de sa compagnie et de présenter son point de vue au monde. J’ai le sentiment que c’est toujours ce qu’il fait comme chef du Parti Conservateur. Il paraît focalisé sur la tactique, plus intéressé à vendre des politiques publiques consécutives qu’à mettre en œuvre une grande vision pour la Grande Bretagne. Et bien que ces politiques soient souvent brutales et néfastes, elles sont rarement vues comme telles par ceux qui les votent, que ce soit les MP’s ou le public en général. C’est une preuve éclatante d'un management de la perception réussi.

En ce qui concerne les IA politiciennes, c’est une question intéressante ! Ca dépend de la manière dont elle seraient codées. Il est très facile de considérer notre version actuelle des technologies digitales, fondamentalement manipulatrices et extractives, comme la seule possible. En fait, elle est le résultat d’une série de choix et d’hypothèses sur la façon dont nous voulons qu’elle fonctionne. D’autres choix et hypothèses permettraient de bâtir d’autres types d’IA.

Il y a une guerre préventive avant le début de CH. N’aurons-nous rien appris de la War on Terror sur Terre ?

Hélas, je ne pense pas. L’Histoire commence toujours par se répéter comme une tragédie, puis comme une comédie, enfin comme une nouveauté, relançant alors le cycle. C’est ce qu’elle fait depuis longtemps et on ne prévoit pas que ça s’arrête.

Dans CH les morts continuent de communiquer virtuellement avec leurs proches. Penses-tu que de telles apps apparaitront prochainement ? Si oui, comment crois-tu qu’elles changeront notre monde et nos vies ?

Elles existent déjà, mais ne semblent pas très efficaces. Un site appelé Eter9 par exemple propose d’apprendre à te connaître à travers ton monde social numérique, puis d’imiter ta voix et de commencer à interagir avec le monde à ta place. Il continuera à le faire après ta mort. il y a quelques temps, Eternity offrait un service très fetch-like (le service du roman, ndt), mais ça n’a pas pris et le site a fermé. Perpetu t’aide à manager ta présence en ligne après ta mort. Etc.

De plus, les morts continuent d’exister d’une manière inédite. Facebook m’a déjà demandé de souhaiter leur anniversaire à des amis morts, et j’ai de temps en temps des updates venant de leur compte car des amis leur laissent des messages ou que leur famille poste pour eux.

Plus globalement, la combinaison de technologie digitale (les photos ne s’effacent plus) et des capacités de stockage sur Internet ont rendu le passé plus présent et persistant que jamais. Du coup, les morts survivent plus qu'avant dans nos mémoires, ce qui changent notre relation avec eux.

C’est à la fois une bonne et une mauvaise chose imho. D’un côté, j’apprécie énormément que le passé soit plus présent dans ma vie. Il s’y trouve tant de bonnes choses ! De l’autre côté, cela rend l’oubli de traumas passés plus compliqué – la décision récente de FB d’envoyer dans la face des gens des images de leur passé semble avoir posé un certain nombre de problèmes. Je crains aussi des formes de stase induite. L’oubli de l’ancien permet de faire place au nouveau. S’il persiste trop, il peut obstruer.


« Waking Hell », le prochain livre, a une fetch (un sim de personne morte, ndt) comme héroïne et il traite beaucoup des pour et contre de l’existence fetch, de la manière dont évoluera la société fetch, de la manière dont les morts interagiront entre eux, etc. Je pense qu’il sera très complexe.

As-tu été influencé par les « Ames mortes » de Gogol ?

Pas vraiment. Je l’ai lu il y a des années mais je n’ai jamais vraiment accroché, ce qui est bien dommage car j’adore les nouvelles de Gogol. Je devrais peut-être réessayer.

Les livres russes qui m’ont appris quelque chose sont « Mémoire d’un chasseur » de Tourguéniev et « Guerre et Paix » de Tolstoï. Tourguéniev pour sa maitrise de l’ambiance et son attention aux détails, Tolstoï pour sa merveilleuse capacité à équilibrer de complexes histoires personnelles avec les grands mouvements de l’Histoire.

Et je pense que Fist adorerait « Notes du souterrain » de Dostoïevski.

Ton roman m’a fait penser à « Neuromancien » et au « Voleur quantique ». Il m’a semblé être le chainon manquant entre ces deux romans. Est-ce le cas ?

J’ai du mal à dire. Je vois bien comment il peut être un pont entre ces deux livres – et comme je les aime beaucoup je suis flatté que tu penses ça – mais ce n’est pas quelque chose que j’ai fait consciemment.

Dirais-tu que certains romans ont clairement inspiré CH ?

Oui. Les inspirations clés sont les romances planétaires de Leigh Brackett, « The Paradox Men » de Charles L. Harness, et « The Zen Gun » et « The Garments of Caen » de Barrington Bayley.

Chacun d'eux combine une imagination « espiègle » avec une vraie intention esthétique. Ce sont à la fois des lectures très agréables et des sujets de réflexion intéressants.

Il y a aussi un peu de cinéma. « Le troisième homme » a été une grande influence – un homme brisé revient dans une ville brisée et découvre qu’une vieille amitié n’était pas ce qu’il croyait. Il y a certaines références explicites au film dans le livre.


Et bien sûr, « Orphée ». Un monde brisé dans lequel réalité et illusion pèsent le même poids, les dieux qui marchent parmi les hommes, et les mort qui marchent parmi nous. Une grande inspiration.

Enfin, les films de Powell et Pressburger furent très importants, en particulier « Une question de vie ou de mort ». Là aussi, on voit deux mondes (vrai/non-vrai, vivant/mort) négocier une coexistence parfois troublée, souvent dangereuse et toujours fascinante.

Dans CH tu mixes Singularité et Noir. Quels sont les œuvres que tu aimes dans ces genres ?  Comment as-tu équilibré le mix dans ton roman ?

Je n’ai pas lu beaucoup de romans sur la Singularité. La plupart des choses qui sont dans « Crashing Heaven » viennent juste de ce que j’observe. Je pense que la Singularité est déjà advenue et qu’elle prend la forme des firmes transnationales. Elles sont des intelligences indépendantes de pleine existence, leurs buts et besoins sont fondamentalement différents de ceux de l’humanité, et parfois adverses. L’échelle de leur présence, de leur pensée et de leurs actions est si éloignée de la nôtre que nous ne l’avons pas encore vraiment remarqué. Et nous n’avons pas encore développé les moyens efficaces de communiquer avec elles ou de les gérer. C’est ce sentiment que j’ai essayé de dramatiser dans le roman.

Pour ce qui est du Noir, c’est plutôt une atmosphère que j’ai intégrée au fil des années, alors il est difficile de dire ce qui m’a influencé. Comme je l’ai dit, « Le troisième homme » m’a toujours impressionné. Raymond Chandler et Dashiell Hammet bien sûr aussi. Il y a un peu de Julia McLaren, de Derek Raymond (plus connu comme Robin Cook), et de Gerald Kersh aussi, ces grands et sombres créateurs de mythes londoniens – encore une fois des gens qui montrent des hommes brisés dans des villes brisées essayant de faire quelque chose de la partie de leur vie qu’il peuvent contrôler.

Le Noir dans sa version fiction occulte m’a aussi inspiré. Les premiers « Hellblazer » m’ont bouleversé par exemple. Il y a quelque chose de très cyberpunk là-dedans, la manière dont John Constantine utilise des technologies occultes de terrain pour contrôler de très puissantes entités surnaturelles. Sans oublier la satire contemporaine qu’on y trouve.

Au final, je pense que la grande leçon du Noir est qu’on peut résoudre les crimes mais qu’on ne peut pas résoudre les gens. C’est quelque chose que j’ai voulu rendre dans « Crashing Heaven ».

CH sera-t-il publié en France ? Sera-t-il adapté pour le cinéma ?
J’aimerais que « Crashing Heaven » soit publié en France mais il n’y a, hélas, pas de plan en ce sens pour le moment. Si quelqu’un qui lit ceci est intéressé, qu’il me contacte ! Et je serais fasciné de le voir adapté à l’écran. A un moment nous avons été très près de vendre les droits télé, mais ça ne s’est pas fait finalement.

Quel est ton prochain projet ?

Je suis dans la finalisation de « Waking Hell », une suite lâche de CH. Le passé attaque et seuls les morts peuvent nous sauver ! Il sortira en octobre.

Après, il y aura un dernier roman sur la Station, « Purging System ». CH parle du présent, WH du passé, et PS parlera du futur de la Station.

Puis, je ferai quelque chose d’un peu plus contemporain. Je joue avec quelques idées mais je ne suis encore sûr de rien.

Merci, merci, merci, pour ce très long entretien.

Commentaires

Lorhkan a dit…
Ouh là, ça ce de l'interview béton !
Je me garde ça sous le coude pour quand j'aurais un peu plus de temps.
Bravo et merci en tout cas. ;)
Gromovar a dit…
Yep. Al a vraiment joué le jeu, c'est cool.
chéradénine a dit…
Merci pour cette interview de la passion !
Gromovar a dit…
Content que tu ais aimé. L'idée c'est toujours de permettre à l’auteur d'aller au fond de son inspiration.