L'Ombre sur Innsmouth - Lovecraft illustré par Baranger

Comme deux fois déjà , je signale la sortie d'une adaptation de Lovecraft par François Baranger. Il s'agit cette fois de The Shadow over Innsmouth , ici traduit littéralement L'Ombre sur Innsmouth au lieu du plus traditionnel Le Cauchemar d'Innsmouth . Comme pour les deux adaptations précédentes, je ne vais pas chroniquer un texte connu et maintes fois résumé, analysé, décortiqué. Je te renvoie donc pour l'histoire, lecteur, à la fiche Wikipedia de la nouvelle, fort bien faite si ce n'est qu'à l'instant où j'écris ces mots la version de Baranger ne s'y trouve pas encore. Tu prendras plaisir, j'en suis sûr, à lire la belle préface de Sandy Petersen, notre maitre à tous, à parcourir les rues de la très décatie Innsmouth dans les pas de Robert Olmstead, à pénétrer dans la délabrée Pension Gilman, à contempler la façade du bâtiment abritant L'Ordre ésotérique de Dagon , à côtoyer des Marsh, trop de Marsh. Le "masque d'Innsmouth...

Le corps exquis - Poppy Z Brite - Love is danger

"Le corps exquis" est un roman de Poppy Z. Brite, auteur transgenre né femme qui se vit comme un homme gay, et porteur du genre splatterpunk, dans sa version extrême ici. On y retrouve à la fois les qualités d’évocation (et d’estomac aussi) de l’auteur et ses tics récurrents.

Disons-le tout de suite : "Le corps exquis" est un roman POUR LECTEURS AVERTIS, très avertis même. Dans le texte de Brite, plusieurs récits s’entremêlent : l’histoire d’une (ou deux) romance contrariée au temps du sida, celle aussi de deux tueurs en série homosexuels nécrophiles et nécrophages (Andrew et Jay), largement inspirés de Jeffrey Dahmer, celle enfin, impressionniste, du mouvement gay passé si vite de l’élation au désespoir. L’affaire est résumée par le constat que fait Luke, courant éperdument vers son amour Tran qu’il pense éjecter de chez son nouvel amant et qui ignore que celui-ci est en fait en train d’y être torturé :
« Luke s’appuya au mur et rassembla ses forces. Il n’avait pas dormi depuis le lever du jour ; il avait vu l’un de ses amis se faire sauter la cervelle et avait péniblement baisé un autre ami ; il avait parcouru trois kilomètres à pied dans un état de furie aveugle ; il avait négligé de s’administrer trois médicament différents. »

Passons vite sur la partie « meurtres en série », descriptive dans un genre torture porn qui rappelle autant les films coréens que certains auteurs de polars extrêmes, même si très peu vont aussi loin. Passons sur les scènes de sexe, impérialistes par leur proportion même. Celles-ci m’ennuient toujours vite en littérature, a fortiori et bien plus quand elles sont homosexuelles. Le tout est néanmoins sur des trajectoires de collision qui deviennent vertigineuses quand on se met à les percevoir vraiment.

Mais le grand intérêt du roman, pour celui qui sait voir, c’est ce qu’il dit du mouvement gay et de sa rencontre ironique avec le sida. Cinq références dans le roman :

D’abord un ou deux personnages rimbaldiens (le « jeune » Tran et le « vieux » Luke) qui se déchirent et écrivent sous, pour l’un au moins, un pseudonyme transparent ; on s’attend à lire sous leur plume l’inénarrable Sonnet du trou du cul. Tous ce monde vit à la marge et meurt jeune. Wilde, qui connut la prison de Reading pour indécence, est aussi invoqué.

Puis, Joe Orton, dramaturge anglais à succès assassiné par son amant Ken en 1967. Orton c’est la fin de la crypthomosexualité, les dernières années de la dissimulation, du mensonge obligatoire et de la fréquentation des toilettes publiques.

Ensuite le Castro, où vécut Luke avant de déménager pour cette Nouvelle-Orléans, toujours pourrissante, toujours polluée, toujours gothique, comme un cadavre en putréfaction lente. Or, le Castro est le quartier de San Francisco où le mouvement gay (qui n’est pas synonyme d’homosexuel mais est l’organisation publique et politique de la « communauté ») prit une visibilité particulière avec l’élection d’Harvey Milk, premier conseiller municipal élu comme homosexuel à la mairie de San Francisco. Milk dont l’assassin, Dan White, fut condamné avec clémence ce qui conduisit aux White Night Riots, puis à des représailles de la police sur la communauté gay, le tout suivi par l’élection à la mairie de Diane Feinstein qui mena une politique de normalisation des rapports (sans jeu de mots) entre les gays et la police locale.

Enfin, Bauhaus et singulièrement son chanteur Peter Murphy, icône gothique androgyne qui dit savoir qu’il mourrait du sida, puis « se rangea » et « échoua » à le faire, contrairement à Klaus Nomi.

Au fil de ces références, on passe de l’abjection pénale au déni british puis à la quête de la reconnaissance et de l’égalité par la visibilité, culminant dans une frénésie sexuelle (le mot n’est pas trop fort) qui donna l’impression que la génération des 70/80’s devait rattraper des siècles d’autodiscipline inquiète. Arrivent les années 80. Le sida. Les homosexuels (et spécialement les gays) meurent. En masse. Le dégout, ils connaissaient, mais, devenus « toxiques », voilà qu’en plus ils effrayaient. Après si peu d’années de libération, la douche est écossaise. La rage est grande devant une injustice manifeste, la peur aussi devant une mort pénible et trop prompte à venir. Elles contribueront à orienter le mouvement dans une nouvelle direction, celle qu’esquisse Peter Murphy : protection, calme, embourgeoisement même (les homosexuels d’aujourd’hui se marient et veulent se reproduire là où Luke, hurlant sa colère, insultaient les « pondeuses »). Comme la Nouvelle-Orléans, comme le corps d’un jeune homme torturé puis dissout dans un bain d’acide, la fête avait ranci avant de disparaître. Andrew et Luke donnaient volontairement la mort par/avec le sexe à leurs naïfs partenaires en usant de lames et d’instruments de torture ; tant d’autres la donnèrent involontairement en n’usant que de leur corps et de leur sensualité.

Le corps exquis, Poppy Z. Brite 

Petit bonus : The sanity assassin de Bauhaus. Toute l'esthétique homogothique y est.

Commentaires

Tigger Lilly a dit…
Je n'avais pas aimé ce roman. J'avais l'impression que c'était faire du trash pour faire du trash. Bref, je n'ai trouvé aucun intérêt à ma lecture, à part une vague envie de gerber. Pourtant je ne suis pas particulièrement une petite nature lorsque je lis. J'ai lu American Psycho, qui est beaucoup trop long, l'auteur se complaît un peu dans la description de ces horreurs, mais j'ai bien compris le propos. Ici le propos m'est complètement passé à côté.

Gromovar a dit…
Je crois que c'est à la fois très rageur, très vindicatif, et très jeune. Pas inintéressant ceci dit.
Valeriane a dit…
Je suis assez fan de Poppy (surtout de sa trilogie (?) Alcool, etc...).
J'ai lu d'autres titres, et c'est vrai qu'elle (il) peut être bien à fond dans le trash ou le glauque.
Ce Corps exquis me tentait (depuis pas mal de temps... c'est une réédition, si je ne me trompe), mais bon du coup, je suis peut-être un peu refroidie :-)

Pareil, certaines descriptions peuvent vite me souler quand elles sont trop récurrentes et finalement n'apportent pas grand chose au récit, ou au message.
Gromovar a dit…
Oui, c'est bien une réédition.

Et en effet, il y a de longues descriptions redondantes. A toi de voir.
kobaitchi a dit…
J'ai lu ce livre il y a plusieurs années maintenant et il m'avait énormément plu. C'était mon premier Brite et même si depuis j'ai lu presque tout ses autres livres celui ci est resté tout en haut de mon top. Je ne l'ai pas du tout ressenti comme toi, je crois.
En tout cas ton avis me donne envie de le relire pour voir si je l'aimerais toujours autant aujourd'hui.
Gromovar a dit…
Cède à ton envie. C'est ce qu'il faut toujours faire ;)