Dans "
La pensée extrême", le sociologue Gérald Bronner s’attaquait en 2009 aux extrémismes de toute nature. Après les évènements de l’année 2015, c’est bien sûr aux extrémismes violents qu’on s’intéresse surtout dans cette seconde édition remaniée entre janvier et novembre.
Qu’y a-t-il de commun entre
Netchaïev, un fanatique de Claude François, un artiste contemporain qui se jette du haut d’un immeuble pour son ultime performance, un
Aumiste ou un
Davidien, l’assassin de Rabbin, et un jihadiste assassin, kamikaze ou pas ? Chacun, à sa manière propre, a développé une pensée extrême. Chacun sera considéré par la majorité comme un fanatique ou un extrémiste, un homme en tout cas fondamentalement différent et, suivant les cas, ridicule, consternant, ou terrifiant. Ces fanatiques stupéfient ; lorsqu’en plus ils sont meurtriers, ils indignent. Confronté à eux, l’homme lambda est tenté de les penser fous ; comment comprendre autrement qu’une personne puisse se mettre elle-même hors de la voie commune ? Explication facile et insuffisante ; les fanatiques ne sont pas fous. Quand, de surcroit, ils sont meurtriers, ils ne sont pas non plus inhumains (ça serait trop facile. Khalil Gibran l’écrivait :
Souvent je vous ai entendu parler de celui qui a commis une faute comme s'il n'était pas l'un de vous, mais un étranger parmi vous et un intrus dans votre monde. Mais je vous le dis, de même que le saint et le juste ne peuvent s'élever au-dessus de ce qu'il y a de plus élevé en chacun d'entre nous, De même, le malin et le faible ne peuvent sombrer aussi bas que ce qu'il y a aussi en nous de plus vil.). Ni fous, ni inhumains, que sont alors les fanatiques ? Pour Bronner, des individus dotés d’une rationalité singulière qui ont atteint la fin ultime d’un long cheminement personnel.
Rationnels d’abord. Les extrémistes ont des « raisons », des « raisons » liées à leurs croyances qu’on peut comprendre et analyser même si elles paraissent folles. Bronner a d’ailleurs montré
dans ses travaux précédents que la science ne protège pas de la croyance, que même, paradoxalement, l’avancée de la connaissance étend le champ des possibles, du concevable, pour l’imagination crédule. Notre raison n’est pas celle de l’homo œconomicus, elle est située, limitée, sujette à de nombreux biais cognitifs dont le très prégnant ici
biais de confirmation. Rationalité et croyances peuvent donc coexister ; Bronner joue ici Popper contre Boudon.
Du point de vue de la rationalité cognitive, les extrémistes développent des systèmes de valeurs complexes, et le plus souvent d’une grande cohérence interne, qui les bardent de certitudes sur la justesse et le bien fondé de leur croyance et des actions qui en découlent. Cette confiance dans ses valeurs, le fanatique la renforce sans cesse par la conversation avec ses alter egos (Internet facilitant la chose en faisant sauter la limite de proximité géographique), en cherchant à satisfaire son biais de confirmation, et en réitérant régulièrement l’affirmation de sa doctrine dont la cohérence et la pureté l’endurcissent.
Du point de vue de la rationalité instrumentale, les extrémistes mettent les moyens au service des fins qu’ils considèrent comme désirables, quel qu’en soit le prix. Ils mettent en œuvre ce que Weber appelait une rationalité en valeur, une forme de justification de l’action qui néglige les conséquences néfastes prévisibles pourvu que les valeurs soient préservées. Domine ici une éthique de conviction - contre l’éthique de responsabilité - d’autant plus facile à activer que l’ennemi est diabolisé ou le préparateur justifié par un discours de victimisation.
C’est une adhésion inconditionnelle à certaines valeurs qui est le premier pas vers l’extrémisme.
Mais, chaque humain croit aussi inconditionnellement à certaines valeurs, et chaque individu, parfois, fait passer ses valeurs avant son intérêt ou celui des autres. Comment singulariser alors l’extrémiste ? Il faut pour cela ajouter une condition supplémentaire. L’extrémiste adhère inconditionnellement (il est donc prêt à les acter) à des valeurs peu transsubjectives et/ou sociopathiques. Peu transsubjectives, autrement dit qui ont peu de chance d’être largement partagées dans un contexte culturel donné et dans les limites pratiques de la raison. Sociopathiques, c’est à dire qui tendent à rendre la cohabitation impossible entre ceux qui y adhèrent et les autres.
Et l'adhésion est inconditionnelle, donc ces valeurs seront mises en actes au détriment de toutes les autres.
Les extrémistes ne sont donc pas seulement agis par des « causes », comme l’implique trop souvent la sociologie holiste, ils croient à ce qu’ils font, sont capables de l’expliquer, et si leurs croyances nous paraissent absurdes, nous poussant donc à les considérer comme des fous ou des abrutis (ce que dément souvent leur sociologie), c’est parce que nous ne voyons pas le processus, souvent long, qui a conduit a l’adhésion, et l’utilité psychologique qu’y a trouvé le fanatique.
L’adhésion est « un escalier dont les premières marches sont toutes petites ». Elle est donc très progressive, gradualiste comme dans l’histoire de la grenouille, que ce soit dans le sionisme messianique, le jihadisme, ou l’art contemporain. Un premier contact, un
love bombing, une progression lente durant laquelle les inspirateurs choient, aiment, valorisent, s’adressent à la raison pour la laisser travailler sur des éléments qu'ils ont choisi avec soin. Elle se fera par transmission au sein de « communautés » qui s’arrogent progressivement un monopole cognitif sur l’impétrant. Elle prospère sur le terreau de la frustration relative (voir
Gurr et
Davies ou, plus tôt, Tocqueville) qu’amène toute démocratie quant à son statut personnel des individus (à fortiori quand le niveau d'études moyens et les aspirations associées s'élèvent), et lui offre alors une explication, un ennemi à combattre, et une purification personnelle avec réévaluation intime associée. Elle s’actualise souvent à l’occasion d’une épiphanie qui « confirme » ce que le parcours précédent laissait entrevoir.
Une fois l’adhésion réalisée, il devient très difficile de faire revenir l’extrémiste car les valeurs auxquelles il adhère inconditionnellement sont devenues incommensurables à d’autres. La transaction banale et quotidienne entre des valeurs concurrentes ou entre valeurs et intérêts est impossible pour ces valeurs-ci. Bronner le montre par une variante intéressante du
Jeu de l’ultimatum,
bien connu des économistes comportementaux. Cette incommensurabilité n’est pas non plus spécifique des extrémistes (il y a certaines valeurs avec lesquelles nul ne transige dans la population générale, l’interdiction de l’esclavage par exemple), elle le devient par extension lorsque elle concerne des valeurs peu transubjectives et/ou sociopathiques.
C’est pourtant celles-ci qu’il faudrait affaiblir. Cela prend du temps, de l’énergie, et un peu de rouerie (tenter par exemple de substituer aux valeurs sociopathiques une version édulcorée de celles-ci).
Sans négliger les variables sociales, Bronner remet du libre arbitre et de la raison dans un phénomène incompréhensible au premier abord. Plus wébérien que bourdieusien, il veut comprendre plutôt qu'expliquer. Il montre que l’extrémisme est le résultat d’une construction personnelle et que les convictions extrêmes ne nous paraissent incroyables que parce que nous n’avons pas vu le lent processus de leur construction. Très documenté, son livre est à lire, autant pour comprendre le jihadisme contemporain qu’un voisin qui sacrifie sa famille sur l’autel de Claude François.
La pensée extrême, Gérald Bronner
Commentaires
Et Sandman VII alors ?