Daryl Gregory : I’m Not Disappointed Just Mad AKA The Heaviest Couch in the Known Universe

Conseil aux nouveaux auteurs : Faites attention quand vous plaisantez en ligne. Imaginez, vous faites une blague sur l’écriture d’une histoire ridicule, quelque chose que vous n'écririez jamais ; ce n'est qu'une bonne blague jusqu’à ce qu’un éditeur en entende parler et vous demande d’écrire cette histoire. Il y a quelques années, sur un site, je disais à quel point Iain Banks était mon écrivain préféré mais que si je devais écrire un space opera, ce serait sur deux fumeurs défoncés qui manquent la guerre interstellaire parce qu’ils essaient de déplacer un canapé d’un bout à l’autre de la ville. Jonathan Strahan est alors intervenu et a dit : Je publierais ça. Ha ha ! Très drôle. Il a alors ajouté : Non, vraiment. Plus tard, on s’est croisés à une convention, et il m’a dit : Alors, cette histoire façon Iain Banks ? Et voilà, c'est fait ! Je sais, c’est une histoire absurde, mais en ces temps sombres... Sachez juste qu’elle a été écrite avec beaucoup d’amour et d’admir

Crashing Heaven, Robertson, IA with Attitude

"Crashing Heaven" est le premier roman de Al Robertson et on espère qu’il ne sera pas le dernier.

Futur. Système solaire. La Terre a été dévastée par une guerre entre IA robotisées. Ce qui reste de l’humanité vit, un peu, dans diverses colonies spatiales, et, beaucoup, dans une station spatiale baptisée simplement la Station. C’est dans cette Station que revient Jack Forster, sept ans après le début de la Guerre Douce qui opposa les Humains sous l’autorité du « Panthéon » aux IA devenues rogues regroupées dans la « Totalité », cinq ans après sa désertion de l’armée humaine suivie de son emprisonnement par la Totalité, et peu de temps après qu’une paix ait été signée entre les belligérants. De retour dans son monde, il voudrait retrouver la femme qu’il aime, se réconcilier avec ses parents, et profiter un peu des quelques semaines qui lui restent à vivre. Car Forster est condamné à brève échéance ; porteur, dans des puces incorporées, d’une IA de combat, nommée Hugo Fist, dont la licence expire dans trois mois, Forster sait que l’IA prendre irrémédiablement et légalement le contrôle de son corps à cette date, le reléguant dans le néant de la non conscience définitive. Mais rien ne se passe comme prévu. A son corps défendant, Forster va devoir raccrocher le cours de sa vie d’avant - là précisément où elle s’était interrompue il y a sept ans - et se replonger dans les affaires de meurtres et de complots qu’il avait laissées en plan en partant à la guerre. Il replonge alors dans un chaudron bouillant d'intrigues qui peut détruire la société tel qu'il la connait.

"Crashing Heaven" est clairement le roman le plus excitant que j’ai lu depuis un bon moment. Imaginez un mix réussi entre le Gibson de Neuromancien, le Rajaniemi du Voleur Quantique (qui s’il fut mal traduit et gâché en français n’en reste pas moins un excellent roman), et une ambiance de noir avec chanteuse et marlou à la Chandler – sauf qu’ici le héros n’est pas un détective privé, c’est à l’origine un comptable, plutôt Eliott Ness donc. "Crashing Heaven" c’est le cyberpunk qui aurait enfin pris pleinement le virage de la Singularité et intégré tous les apports de la narration SF informatique des trente dernières années.

"Crashinh Heaven" c’est d’abord un monde passionnant. La Station est un immense complexe spatial où s’entasse le gros de l’humanité. Deux espaces, Homelands et Docklands, le premier plus aisé que le second, plus le Paradis, une zone réservée au Panthéon, c’est à dire au groupe constitué de Kingdom, The Rose, The Twins, Sandal, East, Grey, les « dieux » de l’humanité, des « personnes morales informatiques », des consortiums ayant passé le stade de la Singularité et devenus des êtres sentients et désirants, de fait les gouvernants d’une humanité qui l’accepte. Comme si Wintermute avait définitivement supplanté les Tessier-Ashpool, ou que l’IA d’Apple et celle de Google, sans plus besoin d’actionnaires humains, gouvernait l’humanité entière.
Dans la Station, la réalité est augmentée partout et tout le temps. Outre les multiples informations utiles qu’on obtient grâce à une connexion permanente à la Toile (Weave), la médiation des sens par des filtres informatiques intégrés au corps humain même permet de supprimer les visons désagréables (les drogués à la « sueur » entre autres), d’obtenir (ou de subir) d’incessantes publicités ciblées, de voir la Station bien plus belle qu’elle n’est en réalité, et ses habitants aussi, d’améliorer le goût et l’odeur des aliments et des boissons basiques qui sont servis dans l’habitat, d’interagir synesthésiquement avec des personnalités virtuelles. L’augmentation ne concerne donc pas que le vue et l’ouïe. Et même la mémoire est en partie externalisée dans le « Soi de Toile » que chacun construit progressivement au long de sa vie par ses actions sur le réseau. Magnifique.
Mais, revers de la médaille, tout est payant, ou plus précisément tout est sous licence temporaire. On achète pour un temps son avatar, mais aussi le droit d’avoir un bon goût dans son whisky ou les règles d’un jeu de balle auquel on veut jouer. Quand la licence expire, il faut la renouveler en payant de nouveau. Rien n’est gratuit et surtout tien n’est permanent.

Robertson utilise toutes les possibilités d’une existence démultipliée entre réalité physique et réalité augmentée voire carrément virtuelle. Ca sert la narration et ça en fout plein les yeux, c’est aussi brillant que chez Rajaniemi, dans un genre diffèrent.
Comme Rajaniemi d’ailleurs, il fait appel aux « âmes mortes », poussant le concept gibsonien de construct très au-delà de ce que celui-ci avait osé faire, créant un « monde » des constructs, IA des personnes défuntes dont personne ne se soucie des droits et qui ne sont donc que des marionnettes qu’utilisent les humains pour combler leur sentiment de perte sans souci aucun de ce que ressentent ces consciences, fussent-elles numériques, qu’elles ont pourtant aimées quand elles étaient incarnées. C’est d’ailleurs un des points intéressants du roman, la disjonction progressive qui s’opère dans l’esprit de Jack comme dans celui du lecteur entre conscience et incarnation ; la certitude qui s'établit que la conscience est un processus cognitif et réflexif, et que donc peu importe que celle-ci soit incorporée dans un corps vivant, soit le résultat d'une numérisation, ou est été créée de toutes pièces.

De plus, le monde que crée Robertson est une version déformée, poussée à son absurde, du nôtre. Oligarchie politique, vie vécue dans l’illusion, culte de la mémoire comme représentation contrôlée, menace terroriste justifiant des guerres préventives, omniprésence de la pub, des réseaux, des futilités actantes - East est pour ce qui est de ces derniers éléments une invention absolument brillante – et j’en passe, on pense souvent en lisant "Crashing Heaven" à notre monde dans une version plus aboutie. Patience !

Les personnages aussi sont passionnants. Entre un Jack trahi, déçu, désabusé, qui attend stoïquement sa fin prochaine, et Hugo, son bourreau potentiel, une IA d’attaque dont la caractéristique principale est l’agressivité, Robertson présente un couple de potes très étrange mais qui fonctionne à merveille. Jack sort progressivement de sa torpeur au fur et à mesure qu’il réalise l’ampleur du complot, et Fist – qui n’avait « vécu » jusque là que dans l’espace à la poursuite des IA de la Totalité à détruire - s’humanise progressivement au contact de la réalité humaine de la Station. Cynique et ricanant mais de plus en plus caring, Fist est de ces personnages qu’on n’oublient pas facilement. Les secondaires aussi sont tous de grande qualité. Qu’il s’agisse d’Andréa, la maitresse perdue de Jack, d’Harry le mari cocu d’icelle, de la malheureuse enquêtrice Corazon, ou des divinités East et Grey, qui s’impliquent le plus, tous sont construits, « réalistes », convaincants et attachants.

Et puis, c’est rythmé, vif, nerveux, drôle, émouvant. C’est une vrai histoire, pas une simple démo. Avec une vraie enquête complexe mais jamais tordue, de vrais moments d’émotion, de bons moments de rigolade. Ca se lit vite, ça excite. C’est une bonne histoire, servie par de bons personnages, dans un décor détaillé. Tout ce que Lightless n’était pas.

J’aurais encore beaucoup à dire mais j’ai peut-être déjà trop spoilé (espérons que vous aurez un peu oublié quand vous lirez) et, après autant de mots, je veux vous laisser reprendre le cours de votre vie. Gardez seulement cela en tête : Il faut lire "Crashing Heaven" ; car comme le chantait Bruce Dickinson en son temps : « Be there or be square ».

Crashing Heaven, Al Robertson

Commentaires

Anonyme a dit…
Un livre d'une telle complexité, j'aurais besoin de le lire en français pour ne rien manquer. Vous savez donner envie en tout cas: que c'est frustrant !
Gromovar a dit…
Espérons, sous pas trop long, une VF. Croiser les doigts.
Anonyme a dit…
Tiberix: Bloqué à 53%, je n'arrive pas à m'y intéresser. Il y a dix ans peut-être, mais tout cela me parait si fade après "The Quantum Thief". J'ai l'impression de lire un polar un peu mou sur lequel on a jeté à la va-vite un décor un peu hype. Et le gimmick de Fist qui me fait penser tout au long de la lecture à une Mimi Mathy qui aurait sombré du côté obscur de la Force à douze ans... Bah, des fois il y a des livres comme ça que l'on ne rencontre pas. : /
Gromovar a dit…
Happens. Ca me semble pourtant être le chainon manquant entre Neuromancer et The Quantum Thief. Next time maybe...
Lune a dit…
Je suis en train de le lire et j'accroche bien, bien que pas fan du Cyberpunk ! Je trouve que l'univers est hyper ambitieux (bon j'ai lu un tiers). Par contre c'est une duologie ?
Gromovar a dit…
Très ambitieux, oui.

Duologie, mais le tome deux est presque indépendant.