Lavie Tidhar : Interview aux Utopiales 2024

Lavie Tidhar est un auteur israélien d'Imaginaire et aussi un véritable touche à tout (voir dessous) . Je suis très heureux d'avoir pu converser avec lui après avoir lu nombre de ses ouvrages de Hebrewpunk (que j'avais trouvé trop hebrew et trop peu punk) à The Violent Century . Avoir aussi participer à attribuer le Prix PSF 2021 à son magistral roman Aucune Terre n'est promise . Malgré la fatigue engendrée par les journées trépidantes des Utopiales, il a gentiment accepté de répondre à quelques questions. Un entretien très parlé, au fil des pensées de l'auteur. Enjoy ! Bonjour Monsieur Tidhar. Je suis très heureux de vous rencontrer enfin après vous avoir beaucoup lu. Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs du blog, s'il vous plaît ? Que puis-je vous dire ? Je suis écrivain, romancier, j'ai écrit beaucoup de livres, et remporté beaucoup de prix. Vous devriez tous les lire. Non, j'écris beaucoup de livres différents. J'écris de la science-fiction

Utopiales 2015 : Interview de Robert Silverberg

Aux Utopiales 2015, Robert Silverberg était attendu comme le loup blanc. Légende de l’âge d’or, Big Bob a écrit plus de 1200 romans, essais, nouvelles, etc… et gagné en tout 19 Prix littéraires prestigieux. Imaginez John Lennon dans un festival de pop music, Robert Silverberg à Nantes c'était ça.

Mariant à merveille la désinvolture d’un californien d’adoption à la culture et l’intellectualité d’un new-yorkais roué, Robert Silverberg est l’un des auteurs que j’admire le plus depuis le plus longtemps. J’ai beau chercher, je ne vois dans mon panthéon personnel personne à sa hauteur, au point de balbutier stupidement deux ou trois fois « I love your work », personne en tout cas à qui j'aurais consacré un tiers de mon mémoire de fin d'IEP.
Et je ne suis pas seul dans ce cas, d’où l’excitation qui a saisi le fandom quand sa participation aux Utopiales fut assurée.

Entre tables rondes, signatures, et nécessité de prendre un peu de repos de temps à autre, l’emploi du temps de Robert Silverberg aux Utos était très bien rempli. Les quelques minutes qu’il a accepté de consacrer à Quoi de Neuf, entre une table ronde sur l’uchronie et une séance de signature, sont donc appréciées à leur juste mesure. Ce n’est pas tous les jours qu’on converse avec une légende et qu’on l’entend répondre de sa voix de crooner.

Bonjour Monsieur Silverberg, et merci de nous consacrer ces quelques minutes. Si vous en êtes d’accord, je vais vous poser quelques questions sur votre carrière en général puis quelques autres sur telle ou telle de vos œuvres en particulier.


Vous avez publié votre première nouvelle très jeune, puis votre premier roman, Revolt on Alpha C,  à 19 ans. D’où vous est venu ce désir d’écrire de la SF ?

J’ai toujours écrit. J’ai appris à lire à trois ans et demi. Et à l’âge de six ans, j’écrivais de petites histoires. Aussi, quand j’ai commencé à lire de la SF, vers l’âge de douze ans, il m’a paru complètement naturel d’en écrire et j’ai continué, pendant de nombreuses années.

Vous avez gagné votre premier Prix Hugo à 21 ans (Hugo du nouvel auteur le plus prometteur),  qu’avez-vous ressenti en gagnant un Prix prestigieux à seulement 21 ans pour votre première roman ?

J’étais stupéfait. Certes, ça récompensait non pas le meilleur roman de l’année mais le meilleur nouvel auteur, et c’est sans doute ce que j’étais cette année-là. Je m’en souviens en tout cas comme d’une magnifique expérience.

Pouvez-vous nous parler de vos années d’apprentissage. Comment avez-vous appris le métier d’écrivain ?

J’ai lu, beaucoup d’histoires. Je les ai examinées, « démontées » comme un horloger pour voir le mécanisme. Voir combien de dialogues il y avait dans une histoire et combien de temps on pouvait parler avant qu’il soit nécessaire de décrire quelque chose. Parfois, je retapais (recopiais) les histoires imprimées de quelqu’un d’autre pour voir de quoi elles avaient l’air sous forme de manuscrits. C’est donc principalement en lisant les histoires des autres et en les étudiant pour comprendre leur cronstruction que j’ai appris à écrire. Je n’ai jamais suivi de cours d’écriture.

Votre style est souvent empreint d’humour ou d’ironie, il est très reconnaissable. Comment/quand avez-vous trouvé votre propre style d’écriture ?

Et bien, aucun écrivain ne « choisit » son propre style. Jack Woodford, un auteur américain, a dit « Quand vous écrivez, vous avez toujours tendance à écrire de la même manière, c’est ça votre style ». Et un auteur français (Buffon, NdG) a dit « The style is the man himself ». Je dis les choses comme je les vois, je ne m’arrête jamais au début d’une page en me demandant « Comment Robert Silverberg va-t-il raconter ça ? » (rires).

Que vous ont appris les années à écrire pour des magazines ?

 J’ai appris à raconter une histoire rapidement. Les lecteurs des magazines n’ont aucune patience. J’ai donc appris à commencer une histoire de la bonne manière puis à la garder en mouvement jusqu’à la fin. J’ai appris comment placer la fin, le milieu, le début de l’histoire ; j’ai appris où ils « sont », littéralement, pour les lecteurs. Plus tard, quand j’ai été plus expérimenté, j’ai su comment déplacer ces choses, les mettre à d’autres endroits, mais pas au début de ma carrière.

Parlons un peu maintenant de certaines de vos œuvres que j’apprécie si vous le voulez bien.


Parmi vos nombreux romans, mon préféré est Le livre des crânes. Si à l’époque, en tant que personne, vous aviez eu connaissance de ce secret et aviez eu trois amis volontaires, vous seriez-vous embarqué dans cette aventure ?

Bien sûr que non (rires). Vous savez, un auteur de romans policier n’est en général pas un meurtrier. Je comprends pourquoi ces quatre garçons cherchent l’immortalité mais, à mes yeux, les risques sont bien plus grands que la récompense. Je ne l’aurais certainement pas fait.


Vous avez écrit Les Monades urbaines à peu près au moment de la publication du Rapport Meadows sur la surpopulation et la croissance, et peu après Tous à Zanzibar de Brunner ou Billenium de Ballard. A contrepied de tout cela, vous avez créé un monde dans lequel la surpopulation est vue comme désirable. Pourquoi ?

Je n’ai jamais aimé lire l’évidence, l'écrire non plus. J’ai écrit un roman sur les problèmes de surpopulation intitulé Les déserteurs temporels (en 1967, publié en France par Casterman en 1978, NdG). Mais pour les Monades urbaines, je me suis demandé « Comment pourrions-nous avoir un monde dans lequel la surpopulation serait considérée comme une bonne chose ? », « Sans famine ». Alors j’ai pensé que si on construisait d’immenses tours jusqu’au ciel et qu’on les entourait de terres agricoles, la survie à long terme y serait sans doute possible ; et c’est le travail de la SF de se demander « Et si… ». Je ne crois pas qu’une telle chose existera un jour mais c’était une spéculation intéressante.

Possible d’accord mais cette société est dystopique quand même.

En effet, ce n’est pas une société heureuse. C’est une mauvaise société même mais on arrive à y survivre.

Wilhelm Reich écrivit que l’énergie sexuelle non libérée conduisait à l’agression. Alors la liberté sexuelle extrême des Monades était-elle une nécessité vitale théorique ou seulement une conséquence d’une ambiance californienne et du Summer of Love ?

Californie, non. J’ai commencé à travailler sur les Monades dans les années 60 et à New-York. La liberté sexuelle dans les Monades n’a rien à voir avec celle de la Californie ou des 70’s. Dans les Monades, c’est plutôt pervers ; chaque femme y devient fondamentalement une propriété. Ce n’est pas comme ça que ça s’est passé dans les année 70, ni en Californie.
Dans la société que j’ai créée, ces immenses bâtiments, la vie est difficile, l’étrangeté permanente, les contraintes innombrables, la promiscuité énorme. Aussi la liberté sexuelle est la seule forme de liberté qui existe et elle aide à supporter le reste, à rendre la vie vivable.

La surpopulation ne semble plus être un sujet du débat public. Qu’en pensez-vous ?

Eh bien, j’ai fait ma part, je n’ai pas d’enfant (rires). La chose intéressante concernant la fin de la « crise » de surpopulation est que ça nous dit quelque chose sur la valeur de toute prédiction ou extrapolation. La vie en 2015 était prévue comme très difficile car nous y serions tous serrés les uns contre les autres. Même si ce n’est pas le cas en Occident, ça l’est en Egypte ou au Pakistan. Je crois qu’ils expérimentent le futur que nous craignions. Mais, au global, ça nous dit quand même qu’il ne faut pas prendre les prédictions trop au sérieux car elles se trompent souvent.


Dans l’Homme stochastique ou Le dernier chant d’Orphée, il semble que le libre arbitre ne soit qu’une illusion. Est-ce une opinion que vous partagez ?

Non. Comme je l’ai déjà dit, l’auteur de romans policier n’est pas un criminel. Je pense que nous avons une part de libre arbitre. Certes nos vies sont déterminées par certains facteurs mais nous avons des moyens de lutter contre ces facteurs si c’est souhaitable. Napoléon était un petit homme, il est devenu empereur.

J’aime vraiment beaucoup la nouvelle Le Dibbouk de Mazel Tov IV. D’où peut venir l’idée d’un texte aussi brillant ?

Et bien, je suis juif. Pas un juif pratiquant mais je comprends parfaitement ce que signifie être juif. Et, comme je l’ai dit tout à l’heure à la table ronde sur l’uchronie, la SF permet de jouer pleinement avec les idées. Alors jouons : « Faut-il être humain pour être juif ? », c’est la question (on pourra prolonger la réflexion avec l’hilarante nouvelle de Shalom Auslander, ‘La Métamorphose’, NdG). C’est avec cette question que je joue dans la nouvelle.

Est-ce aussi une histoire sur la transmission ?

Non, je ne crois pas. Je ne crois pas aux dibbouks, je ne crois pas en Dieu, je ne suis pas un homme religieux. C’est une histoire qui parle de définitions, de règles. C’est essentiel dans le judaïsme, qui est une religion de règles. Dans la nouvelle, on demande soudain aux rabbins « Ce monstre étranger peut-il être un juif ? », question qu’ils n’ont toujours pas réglée en Israël.


Avec Majipoor, vous plongez dans un genre de fantasy. Pourquoi ce virage à 180 degrés ?

Parce que j’étais allé aussi loin que je le pouvais dans la SF. J’ai écrit Le livre des crânes, L’oreille interne, Né avec les morts en seulement deux ans. Et ces livres ne trouvèrent pas leur public américain. L’oreille interne est considéré aujourd’hui comme un classique de la SF mais il ne fut certainement pas reçu comme ça à l’époque. On demanda même « Est-ce de la science-fiction ? ». Alors j’ai arrêté d’écrire pendant quatre ans. Puis j’ai fini par me dire « Essayons quelque chose de vraiment différent. ». Le Château de Lord Valentin est comme mon Magical Mystery Tour (?).
Précision importante de Pierre-Paul Durastanti : L'allusion au Magical Mystery Tour des Beatles est diabolique. D'une part, les trois mots définissent à la perfection Le château de Lord Valentin -- il s'agit bel et bien d'un voyage (pour le protagoniste)/d'une tournée (pour le Coronal), il y a bel et bien un mystère (sur qui est qui) et de la magie (l'aspect, disons, science-fantasy du roman). Mais d'autre part, les Beatles essayaient eux aussi de faire du neuf, de casser leur image avec ce projet (voir https://en.wikipedia.org/wiki/Magical_Mystery_Tour_%28film%29 pour la présentation la plus complète du machin), comme Silverbob quand il a repris la plume... Ce type est décidément très brillant. ;)



Une dernière question. Vous avez écrit la très courte nouvelle Hanosz Prime s’en va sur terre qui commence comme un récit de l’âge d’or avec un bel aventurier spatial volant vers la Terre jusqu’à la fin où le lecteur comprend que les héros ont choisi leur apparence physique et qu’ils ne sont plus vraiment humains. Etes-vous sensible aux approches transhumanistes ?

C’était surtout un jeu. Nous ne savons pas comment sera l’an 2 milliards, nous ne savons même pas précisément comment sera l’année 2020. Alors j’ai inventé un genre de fantasy du futur. Vous avez peut-être vu le nouveau livre où il y a mon visage sur la couverture (Glissement vers le bleu, NdG), c’est une version allongée de cette histoire. J’aime écrire sur le futur très lointain mais je décline toute responsabilité sur ce qui arrivera. Je ne crois pas que ce que je décris arrivera. C'est juste amusant.

Un très grand merci, Mr Silverberg, pour avoir consacré un peu de votre temps aux lecteurs de Quoi de Neuf.

Bine sûr ça a été trop court, bien sûr j'avais dix fois plus de questions sous la main (combien qui ne lui aient pas été déjà posées cent fois ?), mais je redescends du quatrième étage de la Cité des Congrès de Nantes en me disant que j'ai vécu un moment exceptionnel. Et que je remercie infiniment ceux (ils se reconnaitront) qui l'ont rendu possible.
Comme Siméon, maintenant je peux mourir en paix.

Commentaires

Lune a dit…
Merci pour cette interview !

Cela fait plaisir de voir que ça t'a fait un tel effet, comme il est agréable de rencontrer quelqu'un qu'on admire et de pouvoir lui parler !
Gromovar a dit…
Yep. Fabuleux.
LeChatFunky a dit…
La classe;
Et merci pour cette interview.
Gromovar a dit…
Si je réponds "My pleasure", tu peux le croire ;)
Excellent, cet entretien. Merci !

L'allusion au Magical Mystery Tour des Beatles est diabolique. D'une part, les trois mots définissent à la perfection Le château de Lord Valentin -- il s'agit bel et bien d'un voyage (pour le protagoniste)/d'une tournée (pour le Coronal), il y a bel et bien un mystère (sur qui est qui) et de la magie (l'aspect, disons, science-fantasy du roman). Mais d'autre part, les Beatles essayaient eux aussi de faire du neuf, de casser leur image avec ce projet (voir https://en.wikipedia.org/wiki/Magical_Mystery_Tour_%28film%29 pour la présentation la plus complète du machin), comme Silverbob quand il a repris la plume... Ce type est décidément très brillant. ;)
Gromovar a dit…
Merci pour la précision. Il me manquait l'histoire des Beatles pour faire le lien.

J'ai ajouté à l'article en te citant.
Bat Zena a dit…
Merci pour cette interview ! D'autant plus que tu m'as permis d'apprendre vraiment des choses sur l'auteur que je découvre seulement de cette année (mais qui est monté directement dans les premières places de mes auteurs préférés) et en plus, ta question sur la sexualité des Monades Urbaines me trottait dans la tête depuis que je l'ai lu, à savoir, est-ce que c'était influencé par les '70 ?

Ca devait être quelque chose de le rencontrer. Je pense que j'aurais tremblé de partout et que mon anglais aurait été absolument médiocre, du au stress ^^
Gromovar a dit…
Mon anglais est toujours médiocre ;)
Lorhkan a dit…
Je ne vais pas être original : super interview, encore une fois.
Et merci. Encore une fois. :)
Bat Zena a dit…
Et je me demandais... 1200 écrits !? c'est pas une faute de frappe ? je savais qu'il était super prolifique et efficace, mais à ce point, j'en reste bouche bée.
Gromovar a dit…
Non, non, c'est au moins ça. Mais ya pas que du bon dedans, loin de là.
Vert a dit…
Merci pour cette interview fort intéressante (où je me rends compte que j'ai pas lu grand chose du bonhomme en fait ^^).