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2084" est un roman de blanche qui lorgne très fortement du côté de la littérature de genre, version dystopique. L’écrivain algérien
Boualem Sansal, reconnu et primé de nombreuses fois, y raconte sa crainte du totalitarisme islamique qu’il voit venir et même temps qu’il y rend hommage au
1984 d’Orwell qu’il apprécie beaucoup.
Futur indéterminé. Après 2084 en tout cas, date probable de la victoire de la Grande Guerre Sainte sur la Grande Mécréance, mais rien n’est bien sûr dans le monde de Sansal. Ati, un homme insignifiant, vit en Abistan, l’empire (unique au monde ?) fondé par Abi (le Salut soit sur lui), Délégué sur Terre de Yölah. Répétons ensemble : « Yölah est grand et Abi est son Délégué » !
Soigné de longs mois dans un sanatorium reculé pour une tuberculose, Ati a le temps d’y réfléchir, de s’y interroger, et de remettre en cause la foi aveugle qui l’animait, comme elle anime tous les autres Abistanais ; foi aveugle ou image de la foi car, comme le comprend Ati, nul n’est besoin de croire vraiment, l’important est d’afficher sans cesse tous les signes de la croyance.
Renforcée par une conversation qu’il n’aurait jamais du avoir avec un archéologue dont les découvertes remettraient en cause le dogme, la mécréance d’Ati va se développer dès son retour du sanatorium et l’entrainer dans une équipée qui le conduira au cœur d’une révolution de palais.
L’Abistan, c’est la califat rêvé par
l’EI après la victoire dans sa guerre de la fin des temps, mâtiné d’Etat algérien, tentaculaire, kafkaïen, et corrompu.
Pour ce qui est du califat, Sansal met en lumière les aberrations ignobles qu’amèneraient se réalisation. Neuf prières par jour pour un peuple retourné économiquement des siècles en arrière, pèlerinages et processions permanents tenant lieu d’activités structurant la vie des croyants, contrôle social omniprésent - avec les Comités, les Civiques, les Corps d’Inspection, etc… - , guerre permanente contre on ne sait trop qui - l’ennemi extérieur (?) et l’ennemi intérieur (?) aussi sans discrimination ni favoritisme - , fanatisme des jeunes chauffés à blanc par des prêcheurs fous jusqu’au point d’implorer le droit d'aller mourir en martyr dans la prochaine Guerre Sainte (contre qui, si l’Abistan est unique ? Nul ne s’en préoccupe), mariage précoce des filles et ensevelissement des femmes dans des versions améliorées des niqabs contemporains, uniforme
burni pour les hommes qui dit autant la position sociale que le rang, cérémonies publiques récurrentes de célébrations, d’autocritique, d’exécutions - tout ce qui fait société dans un monde transparent sous le regard permanent d’un totalitarisme bigot. Toute vérité réside dans le Gkabul, dicté par Yölah à Abi son Délégué, livre guide de toute vie et de tout gouvernement contenant tout ce qu’il y a à savoir et tout ce qu’il y a à faire. Sansal en cite de nombreux versets édifiants dans le roman. «
Tout dans l’Etat, rien contre l’Etat, rien en-dehors de l’Etat », la définition que Mussolini donnait du fascisme s’applique à merveille pour peu qu’on remplace Etat par Gkabul.
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2084" est aussi un hommage à
1984. Explicite parfois, comme quand Sansal cite l’Angsoc ou reprend les trois principes d’Orwell en y ajoutant ceux de l’islamisme - notamment «
La mort c’est la vie » - , implicite (tout juste) quand Abi est surnommé Bigaye. On retrouve aussi, en partie seulement, la structure de
1984 : éveil, mentor, introduction dans les cercles du pouvoir, même si tout n’est pas superposable, heureusement, et si ça finit mieux pour Ati. Communs aussi, la destruction de l’Histoire et de toute référence à une civilisation antérieure sauf comme repoussoir des temps dominés par le Mal, l’invention d’une nouvelle langue simplifiée,
l’abilang, l’omniprésence d’un Ennemi d’autant plus inquiétant qu’il est diffus, la Guerre perpétuelle comme moyen d’employer des hommes qui sinon n’auraient guère d’utilité dans le système contraint de l’Abistan (le pèlerinage de plusieurs années étant l’autre moyen d’occuper les foules désœuvrées en plus de créer une expectative rassembleuse pour les candidats et leurs proches), l’existence de quelques privilégiés vivant une vie stratosphérique de luxe et d’exemptions à la règle commune au prix de l’enfermement de millions de miséreux dans la cage de fer de l’ordre totalitaire.
Sur ce dernier point, difficile de ne pas voir aussi une critique de l’Algérie contemporaine. Abi, invisible, dont on dit qu’il est immortel, rappelle le grabataire mais inusable président Bouteflika, les clans corrompus en lutte pour conquérir ou garder le pouvoir dans le cercle du gouvernement évoquent immanquablement les arcanes de l’organisation politique algérienne, la manipulation du peuple à qui on sert des fadaises qu’on laisse à la rumeur la tache de propager et d’amplifier, tout fait penser à cet Etat algérien que Sansal n’apprécie guère et qui le lui rend bien.
Même l’illumination vint pour Ati de son séjour dans les montagnes, lors de son éloignement forcé de la ville. On se souviendra que Sansal est partisan de l’autonomie de la montagneuse Kabylie.
Faut-il lire "
2084" ?
Pour briller dans les diners, sûrement, ça sera un des livres de la rentrée.
Si on est un lecteur de blanche qui veut, d’un même mouvement, lire un peu de dystopie et s’intéresser à un grave problème contemporain dont l’Occident démocratique, étouffé par son hégémonique culpabilité post-coloniale, refuse de prendre l’effroyable mesure, oui sans aucun doute.
Pour un lecteur de genre, habitué aux dystopies, je trouve que le roman ne va pas assez loin dans la description du système, et que le ton, souvent cocasse ou ironique, dessert son propos. Insistant sur l’absurdité voire le ridicule du système religieux, il détourne parfois l’attention de sa très profonde cruauté et de son inhumanité. L’humour (même si "
2084" n’est certes pas une comédie) est souvent contre-productif en politique
imho. L’horreur doit être horrible pour impressionner. Ce n’est pas toujours le cas ici, Sansal en présentant parfois surtout l’aspect grotesque. Je trouve que rien n’est plus fort que la phrase d’Orwell «
Si vous voulez une image de l'avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain, pour toujours. », on n’en trouve pas un équivalent dans "
2084".
Ajoutons enfin que la première partie, dans laquelle Ati conduit son jihad intérieur, est un peu verbeuse. Heureusement on y présente aussi nombre d'éléments de contexte.
Ces bémols prononcés, et passée l’un peu longue première partie, le roman est agréable à lire, plutôt bien vu, et il permettra, de surcroit, de briller dans les diners ce qui n’est pas négligeable.
2084, la fin du monde, Boualem Sansal
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