Paolo Bacigalupi est l’auteur de l’impressionnant
La fille automate, Prix Planète-SF des blogueurs 2012 entre autres. Il y décrit un futur inquiétant dans lequel tout ce que nous tenons pour acquis a été remis en cause par les destructions environnementales.
Au long des nombreuses pages de ce roman très imaginatif et bourré d’action, le lecteur découvrait qu’on pouvait se passionner pour des semences, et surtout pour les droits que certains ont ou croient avoir sur leur usage, au détriment d’autres qui n’en auraient pas.
Avec "
The water knife", plus de Thaïlande, plus de banque génétique de semences, c’est d’Ouest américain et de droits d’utilisation de l’eau qu’il s’agit.
Futur proche. Trop. Dans le monde et le temps de la nouvelle
The tamarisk hunter qu’on peut lire dans le recueil
La fille flute. Le climat a changé. Assez pour que l’eau devienne rare.
Dans les Etats de l’Ouest américain, dont certains ont fait fleurir des déserts, le niveau du Colorado, l’artère qui irrigue les terres et leur apporte la vie, a drastiquement baissé. Les Etats qui en dépendent en sont bouleversés, littéralement balancés cul par dessus tête.
Et c’est encore pire à l'est, au Texas, l’Etat dans lequel irl le gouverneur Perry organisait il y a peu des
sessions de prière pour la pluie. Effondré, le Texas a vu sa population fuir, se lancer dans un dangereux exode vers un Ouest qui ne veut pas d’elle.
"
The water knife" débute par la destruction de l’usine de traitement des eaux de Carver City, entre manipulation judiciaire et opération militaire violente. Privée d’eau, Carver City est vouée à dépérir et à devenir à court terme une des nombreuses cités fantômes qui parsèment un Ouest assoiffé. Conduite par Angel Velasquez, mercenaire et « coupeur d’eau », l’opération a été commanditée, depuis son fief de Las Vegas, par la terrible Catherine Case, patronne toute puissante de l’autorité de l’eau du Nevada. Le crime de Carver City : vouloir utiliser à son profit une partie de l’eau dont Vegas a besoin pour vivre.
Ici il faut dire un mot sur le
Colorado. Traversant plusieurs Etats dont certains très arides, le Colorado (comme les autres cours d’eau US d’ailleurs) fait l’objet d’un
système complexes de droits d’utilisation intriqués, certains très anciens, dont l’objet est de permettre à chacun d’avoir une part équitable de la ressource tout au long de son trajet de 2300 km entre USA et Mexique. Alors que le droit de riveraineté est dominant dans l’Est américain, c’est celui de première appropriation qui façonne l’usage de l’eau dans l’Ouest. Dans la première appropriation, la valeur des droits d’usage (mesurés en volume) dépend largement de leur ancienneté. Les droits les plus anciennement attribués sont prioritaires sur les plus récents, sauf en cas de non utilisation prolongée. La gestion de l’ensemble repose sur des administrations étatiques spécialisées et des Tribunaux de l’eau, suivant les Etats. Pour les eaux du Colorado existe un étage supérieur : le
Colorado River Compact amendé, accord interétatique signé en 1922, règlemente le partage des eaux entre Arizona, Californie, Colorado, Nevada, Nouveau Mexique, Utah, et Wyoming.
Etats, villes, individus ont donc des droits plus ou moins étendus de tirer dans une ressource qui se raréfie. Le clash était inévitable. Il s’est produit. L’eau devenant de plus en plus rare, les uns et les autres ont dégainé leur antériorité pour couper l’eau à leurs voisins, s’aidant quand nécessaire de services de sécurité à l’allure d’armées privées. Tous s’y sont mis, mais Névada et Californie sont les plus actifs dans les opérations noires dont la finalité est d’assurer sa survie en obérant celle des autres. Des actions spectaculaires en plus d’être illégales ont été aussi conduites, comme la destruction partielle du
Central Arizona Project, le canal qui irrigue la ville de Phoenix, faisant de celle-ci une ville en cours de désintégration.
C’est justement à Phoenix que Case envoie Angel, pour enquêter sur un problème dans le réseau d’espion que le Névada entretient dans la capitale mourante de l’Arizona. Il y tombe dans un nid de vipères, sur un bordel sans nom autour d’hypothétiques droits sur l’eau d’une ancienneté telle qu’ils surpasseraient tous les autres. Il y rencontre Lucie, une journaliste brillante qui couvre depuis longtemps la chute de Phoenix, dans une dédication qui frôle parfois l’obstination suicidaire, et Maria, réfugiée texane qui tente, si fort, de survivre dans un monde qui s’écroule. Confrontés à une violence extrême, chacun sera forcé d’aller au plus profond de lui-même, et les trois seront martelés, forgés, ou brisés par une épreuve qui est l’épitomé de l’effondrement des USA.
Dans "
The water knife", Bacigalupi présente un futur terrifiant et pourtant
si crédible. Effondrement de l’Union dont ne restent que quelques façades après le vote du
State Sovereignty Act autorisant chaque Etat à fermer et garder ses frontières, camps de réfugiés humanitaires dans les rues d’une grande ville américaine, fermeture des Etats dans des limites que gardent des milices criminelles, actions black ops des Etats (ces entités que Nietzsche qualifiait de «
plus froids des monstres froids ») les uns contre les autres, insensibilité des plus aisés vivant à l’aise dans des arcologies construites et entretenues par des sociétés chinoises pendant que les réfugiés boivent leur propre pisse filtrée par des
Clearsacs, pullulation des gangs se repaissant de la misère des réfugiés et des perdants, sans oublier les fous
Merry Perry, convaincus que la prière va finir par tout arranger, et dont le caractère illuminé n’enlève rien au fait que ce sont des Texans armés.
Bacigalupi n’oublie pas non plus de montrer que si l’enfer est ici, d’autres lieux du monde sont encore à l’abri de l’assèchement. Ces lieux, on peut toujours les voir sur Internet ou dans les médias, ils sont juste de l’autre coté de l’écran, mais ils pourraient être sur Mars tant ils sont protégés par des frontières et des visas délivrés au compte-goutte. De ces mondes, on regarde l’Ouest américain comme aujourd’hui nous regardons l’Afrique.
Sic transit gloria mundi.
Dans ce chaos, Bacigalupi place son histoire, un thriller haletant, passionnant, à couper le souffle parfois tant il est dur. Il la fait porter par trois personnages riches dont l’histoire, la profondeur, et la complexité se révèlent au fil du récit. Des personnages tiraillés par les injonctions contradictoires de la justice, de l’honneur, et de la survie, dans un monde où la vie peut s’arrêter à tout instant sans raison valable (même ceux que personne n’assassine d’ailleurs, qui sont-ils sinon des cadavres en devenir ?), et où la loyauté peut être une erreur tant la trahison et la corruption y sont monnaie courante. Les seconds rôles aussi sont de qualité. Monstres ou victimes, héros modestes ou survivants à bas bruit, ils brillent chacun à leur manière au milieu des tempêtes de sable dont on n’est protégé qu’à l’intérieur des arcologies.
Et si le dernier chemin vers la conclusion est un peu rapide peut-être, celle-ci est époustouflante par ce qu’elle dit du nouveau monde qui nait. Epoustouflante et glaçante à la fois. Le vieux monde est mort. L’homme est une hyène pour l’homme.
The water knife, Paolo Bacigalupi
PS : On pourra lire avec profit 2084, an oral history of the great warming de James Powell ou son interview ici.
Commentaires
Une petite chronique : http://fictionaute.over-blog.com/2016/10/paolo-bacigalupi-water-knife.html
J'ai plus qu'à me coller à toute la bibliographie du monsieur maintenant :D