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Accelerando" est un roman de Charles Stross, publié originalement en 2005, et aujourd’hui, dans une traduction française, par Piranha.
Lauréat du Locus 2006, nominé pour le Hugo et quantité d’autres Prix, "
Accelerando" est sans conteste un roman - ou faut-il dire une série de nouvelles publiées antérieurement avant d’être reliées biographiquement dans un texte unique ? - important, en dépit de ses imperfections. Et si je vous dis qu’un des premiers actes du roman voit la prise de contrôle de robots spatiaux par des consciences de homards numérisées, vous comprendrez que je ne mens pas.
Au début du troisième millénaire, Stross - plus connu en France pour son cycle de la
Laverie, piquant mashup pastiche de Lovecraft et de roman d’espionnage – imaginait, avec "
Accelerando", que le monde se lançait dans l’accélération, une marche en avant volontariste vers la
Singularité technologique, moment de bascule où l’évolution technique permettra l’intelligence artificielle et la numérisation des consciences. L’humanité parviendra alors à quitter son hardware de viande et à créer autour d’elle un écosystème nouveau de consciences synthétiques dont elle ne sera qu’une partie parmi d’autres. Cerise sur le gâteau, elle entrera peut-être aussi en contact avec les civilisations extra-terrestres qui ont déjà sauté le pas. « Quitter le puits de gravité », l'horizon de
Neuromancien,
is so passé ; c’est de quitter le hardware si lent de la chair qu’il s’agit ici.
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Accelerando", manifeste transhumaniste et prophétie peut-être autoréalisatrice, raconte ce passage à travers le destin de trois générations successives de la famille Macx.
Du début à la fin du XXIème siècle, le lecteur suit donc les destins de Manfred, génie altruiste et militant de la gratuité et de l’économie de l’abondance, Amber, sa fille par inadvertance qui se taille un royaume dans les environs de Jupiter et envoie l’une de ses consciences à la rencontre d’entités extraterrestres, et Sirhan, le fils d’Amber, aux multiples enfances virtuelles, né dans l’espace et témoin des derniers moments de l’humanité au sens où nous entendons le mot. Les accompagnent dans cette épopée Pamela, ex-femme de Manfred et mère d’Amber, qui refuse le changement, ainsi qu’AINeko, un chat doté d’une intelligence artificielle bien peu commune.
Le roman commence « aujourd’hui », presque. Le monde d’
Accelerando est le nôtre, que Stross exagère juste un peu en le poussant à son évolution logique. Une Terre totalement mondialisée, des gouvernements tous plus ou moins en faillite, des mégacorps dominant la vie sociale. Le capitalisme, surtout dans sa forme contractuelle et libertarienne, est le mode d’organisation normal du monde. Tout est contrats, sociétés, droits de vote, royalties. Mais, là où un Gibson inventait le futur de
Neuromancien, noir, violent, peuplé de cadres très supérieurs et de mercenaires, Stross imagine une réalité tout aussi augmentée, violente certes, mais dans laquelle la popularité sert de monnaie (pour certains en tout cas, qu’on se souvienne de
Dans la dèche au Royaume Enchanté de Doctorow), et où est caressé le rêve d’un monde débarrassé de la rareté, le rêve d’une économie de l’abondance peuplée d’IA et de consciences numérisées vivant des vies et des expériences sans fin en laissant la manipulation de la matière aux nanos, une économie qui serait un premier pas vers la
Culture de Banks ou
L’âge de diamant de Stephenson. C’est une utopie de l’homme libéré du besoin et du temps qu’imaginent Manfred et son entourage. Pamela, son ex, n’adhèrera jamais à l’idée et la refusera de façon militante,
Adamiste hamiltonienne dans un monde d’Edenistes en marche.
D’année en année, au long du XXIème siècle d’abord, de développements techniques en sauts conceptuels, l’humanité fait du corps biologique un support obsolète. La conscience peut tourner tellement vite et mieux dans une simulation informatique. Copies de soi (mais qu’est ce que Soi ? Existe-t-il seulement un Soi unique et identifiable comme par un
checksum ?), mondes dans les mondes, fils de pensée parallèles, réglage de la vitesse du système dans lequel tourne la conscience et donc de la pensée elle-même, le monde de Stross se dirige vers celui décrit par Rajaniemi dans la brillante trilogie du
Voleur quantique, finissant par aller à la rencontre de consciences étrangères dans une résolution élégante du
paradoxe de Fermi.
Ajoutons-y des projets de
Sphères de Dyson, voire de
Matrioshka Brains, et j’en passe. Je le répète, "
Accelerando" est un manifeste
transhumaniste de la meilleure eau, indispensable à tout lecteur de SF conséquent.
Hélas, dans ce grand roman d’idées, les personnages souffrent d’une incarnation trop faible, et qui ne tient pas à leur état parfois bien peu physique. C’est le défaut principal du livre, un point faible qu’on trouve aussi parfois chez Doctorow, mais qu’importe, on est abasourdi par la masse d’idées et d’informations brassées par le texte.
Enfin, parlons de la traduction. Il faut savoir qu’
Accelerando est disponible en téléchargement gratuit VO sous licence
Creative Commons (économie de l’abondance quand tu nous tiens !). Alors faut-il acheter "
Accelerando" en français ? Si on peut lire en VO (mais tout n’est pas très accessible), il vaut mieux le faire. La traduction est faible et ne rend pas justice à un roman qui, s’il n’est pas d’un grand styliste, méritait mieux. Si on n’ose pas tenter la VO, alors va pour la VF, le fond le justifie, en sachant bien qu’on devra faire avec une version française dont on aurait voulu qu’elle fut autre.
Accelerando, Charles Stross
Commentaires
Ah merdouille. Des années que j'attends une traduction, la joie d'apprendre qu'elle va finir par sortir...et maintenant on me dit que cette traduction n'est pas terrible ?
C'est vraiment moche ? Tu as des exemples ?
"Spring-Heeled Jack" traduit par "Jack-Agiles-Talons"
“I -” He shakes his head, which hurts.
- Je... (Il hoche la tête.) Ouille.
...
(...) there are ten microprocessors for every human being (...)
(...) on compte dix millions de microprocesseurs pour chaque être humain (...)
...
Et les "lobsters" sont devenus des "langoustes".
"Pas vraiment le gars que tu me verrais voter pour, non ? Alors, que m'imagine-t-il pouvoir faire pour lui ?"
"his brain feels like a surgical scalpel that's been used to cut down trees"
->
"il a la cervelle aussi rabotée qu'un scalpel de chirurgien qu'on aurait utilisé pour abattre des arbres."
...
Toujours la même page :
"He can't spin off threads to explore his designs for feasibility and report back to him."
->
"il ne peut plus lancer des sondes explorer ses projets de faisabilité et lui rendre compte ensuite."
Ceci dit, le fond semble vraiment mériter qu'on s'y penche.
Faut aimer les idées, plus sérieusement.
Ca n'enlève rien au reste des phrases d'un français douteux ;)
Et je confirme ce que dit Gilles D. ailleurs ; les personnages manquent sérieusement d'incarnation.
Sinon, Gromovar n'est pas l'identité secrète de Gilles D. ;)
Pour ceux qui auraient des velléités de découvrir ce roman, quelques exemples au hasard :
"Le culte des ancêtres prend une signification toute nouvelle quand les vecteurs d'état de tous les précurseurs d'entités filiales sont archivés"… "Un excursion sémiotique incontrôlée est en cours"…"Un réseau classique de compagnies indépendantes, instanciées sous la forme d'automates cellulaires au sein de l'environnement commuté du service juridique de l'Imperium de l'Anneau"…
Et c'est comme ça sur 500 pages. Dans Accelerando, les personnages ne partent pas à la découverte de l'espace lointain : ils "instancient un spectre dans le carnespace". Ils ne tombent pas amoureux et font des enfants, mais "fusionnent leurs phénotypes afin de filialiser leurs ADN mitochondrial". Ils ne changent pas d'avis : ils "réorientent leur vecteur d'état".
Ad nauseam. En oubliant au passage de construire une véritable histoire.