Daryl Gregory : I’m Not Disappointed Just Mad AKA The Heaviest Couch in the Known Universe

Conseil aux nouveaux auteurs : Faites attention quand vous plaisantez en ligne. Imaginez, vous faites une blague sur l’écriture d’une histoire ridicule, quelque chose que vous n'écririez jamais ; ce n'est qu'une bonne blague jusqu’à ce qu’un éditeur en entende parler et vous demande d’écrire cette histoire. Il y a quelques années, sur un site, je disais à quel point Iain Banks était mon écrivain préféré mais que si je devais écrire un space opera, ce serait sur deux fumeurs défoncés qui manquent la guerre interstellaire parce qu’ils essaient de déplacer un canapé d’un bout à l’autre de la ville. Jonathan Strahan est alors intervenu et a dit : Je publierais ça. Ha ha ! Très drôle. Il a alors ajouté : Non, vraiment. Plus tard, on s’est croisés à une convention, et il m’a dit : Alors, cette histoire façon Iain Banks ? Et voilà, c'est fait ! Je sais, c’est une histoire absurde, mais en ces temps sombres... Sachez juste qu’elle a été écrite avec beaucoup d’amour et d’admir

LC : Tous à Zanzibar - John Brunner


Relire "Tous à Zanzibar" (Hugo 1969), plus de vingt ans après la première fois et quarante-sept ans après sa publication, est une expérience troublante.
Le chroniquer est presque mission impossible tant il faudrait commenter chaque phrase pour en montrer la richesse descriptive, prédictive, ou simplement relever la manière dont l’intelligence s’y associe à l’air de ne pas y toucher.

En 1968 donc, l’anglais John Brunner décidait de projeter ses lecteurs en 2010. Alors que la « bombe démographique » était dans tous les esprits (il suffit de se souvenir du Billenium de Ballard ou de la publication du Rapport Meadows qui pointait, entre autres, les risques d’une croissance démographique emballée, sans parler des Monades urbaines de Silverberg qu’inspiraient les mêmes problématiques), Brunner décidait de pousser au bout la logique d’une société capitaliste du spectacle dans laquelle la population mondiale ne cessait de croitre. Le pertinent travail de prospective de l’auteur envoyait le lecteur dans un monde qui, vu de 1968, paraissait absolument dystopique. Brunner ne faisait pourtant que suivre les lignes de force qu’il décelait dans le monde qui était le sien, et souvent celles-ci n’ont que peu dévié, ce qui fait que le monde déduit par Brunner ressemble beaucoup à celui que nous connaissons.

Aujourd’hui, en 2015, il pourrait donc être tentant de relire "Tous à Zanzibar" pour le soumettre à l’épreuve du réel et déterminer lesquelles des prédictions de Brunner se sont réalisées et lesquelles sont restées lettres mortes. Pour le plaisir, on citera donc quelques éléments.

Brunner décrit un monde surpeuplé et frénétique. Un monde dans lequel la violence sociale est endémique. Un monde dans lequel est apparu un terrorisme aveugle qui frappe les populations civiles des pays développés. Un monde dans lequel les médias sont au centre de la vie. Un monde dans lequel Mr et Mme Jesuispartout permettent aux téléspectateurs de vivre virtuellement les aventures que les médias leur offrent ou leur imposent (question de point de vue). Un monde dans lequel les médias de masse se sont transformés en une multitude de canaux customisés pour chaque spectateur individuel. Un monde dans lequel on ne fume plus de tabac mais dans lequel aussi le cannabis est de consommation courante. Un monde dans lequel les tranquillisants servent de béquilles à des psychés épuisées. Un monde dans lequel la séduction sexuelle est une activité banale assistée par des dispositifs commercialisés. Un monde dans lequel des multinationales sont riches au point de pouvoir « acheter » des Etats entiers, notamment dans une Afrique encore aux prises avec les  affres du post colonialisme. Un monde dans lequel c’est l’Asie, et en particulier la Chine, qui sont les adversaires privilégiés des USA. Un monde dans lequel l’homme noir est plus l’exception que la règle au sommet du pouvoir. Un monde enfin dans lequel l’intelligence artificielle est en approche sous la forme du facétieux Shalmaneser.

Prospective réussie donc, en dépit de quelques loupés, le principal étant la disparition complète de la variable démographique du débat public (nous vivons aujourd’hui dans un monde de mamans, de papas, d’enfants forcément merveilleux, et le contrôle démographique est devenu une obscénité conceptuelle ; plus on est de fous plus on rit, et qu’importe si la planète en crève).

Mais il serait fallacieux d’oublier à quel point "Tous à Zanzibar" parle aussi de son temps. Les jeunes américains partent mourir à la guerre. Les émeutes urbaines démarrent facilement. La révolution sexuelle a eu lieu, et les hommes, sortant de décennies de répression sexuelle, la vivent comme une entrée enfin possible dans la caverne d’Ali Baba, avec pour conséquence une vision très machiste de la femme. L’affirmative action impose de recruter des noirs en proportion de leur présence dans la population. Norman Niblock House, l’un des héros du livre, est un enfant de X. La génétique - déchiffrage de l’ADN en 1966 - est perçue comme the next big thing, source de contrôles et de manipulations sans fin à venir. Et surtout, la peur de la surpopulation, omniprésente, qui, associée à la connaissance approfondie de l’ADN, conduit à des pratiques eugénistes, imaginées à l’époque mais non dépourvues d’une certaine réalité aujourd’hui si l’on prend en compte les nombreuses techniques de sélection d’embryons et de diagnostics préimplantatoires.

Livre prémonitoire donc mais aussi livre témoignage. Chad Mulligan, le cynique sociologue du roman, déchiffre le monde - tant l’ancien que le nouveau - pour le lecteur, et lui met sous le nez la vérité crue de son fonctionnement dans une optique résolument déconstructiviste.

Et pourtant, étonnamment, ce n’est pas le fond qui est le plus important dans "Tous à Zanzibar". Les deux intrigues principales, sans être désagréables, sont assez quelconques. C’est donc bien que c’est le monde qui compte, bien plus que les pérégrinations de Norman Niblock House ou de son comparse Donald Hogan. Et c’est la forme, le moyen qu’utilise Brunner pour catapulter le lecteur dans son 2010, qui fait de ce roman un chef d’œuvre absolu.

Reprenant la technique de collage de Dos Pasos et la poussant à son paroxysme – on peut aussi sentir l’influence du split-screen, très à la mode dans les années 60 (voir par exemple l’utilisation qu’en font Richard Fleischer dans L’étrangleur de Boston ou Norman Jewison dans L’affaire Thomas Crown), Brunner entremêle quatre fils dont trois servent le description du monde et pas le récit, même si des éléments se répondent d’un fil à un autre. On lira donc dans "Tous à Zanzibar" des chapitres qui sont regroupés dans les fils Continuité (les intrigues), Contexte, Le monde en marche, Jalons et portraits.

Ne s’interdisant aucune audace formelle, Brunner mélange des titres de presse, des pubs, des réflexions, des extraits de livres fictifs, etc. Certains chapitres, très déstructurés et foisonnants, sont spécifiquement dédiés à l’engloutissement du lecteur dans le maelstrom informationnel – Brunner y mêle très intelligemment, et sans pondération ni mise en perspective aucune, l’important, le trivial, et l’absurde, comme le font le portail Yahoo News ou le fil d’actu de BFMTV entre autres. Contemporain on vous dit. Hélas.
De ce point de vue, le chapitre « Mes gages » est l’essence même du roman. Sans bombarder le lecteur avec les injonctions variées des médias ou les productions de la culture populaire comme le font d’autres chapitres, il l’oblige à voir comment le monde lui-même, dans sa composante humaine, est un composé de points de vue absolument divergents. Il place pour cela le lecteur/voyeur dans la position de celui qui entend peu ou prou toutes les innombrables conversations d’une soirée costumée, et en saisit donc à la fois l’impossible unicité et la profonde insignifiance.

Tout est là, tout est dans ce chapitre. Et néanmoins, il y a encore tant d’autres choses entre les deux couvertures de "Tous à Zanzibar". Il ne faut rien laisser perdre, même s’il est clair qu’aussi fort qu’on essaie on n’aura jamais tout vu.

Tous à Zanzibar, John Brunner


On notera que John Brunner poursuivit son travail de prospectiviste sur le même ton avec L’orbite déchiquetée (tensions raciales), Le troupeau aveugle (surexploitation des ressources), et Sur l’onde de choc (société numérique).

Commentaires

Il faut vraiment que je le relise. Surprenant de prescience, on dirait bien, en effet.

Tu connais cet article ? http://www.themillions.com/2013/03/the-weird-1969-new-wave-sci-fi-novel-that-correctly-predicted-the-current-day.html
Gromovar a dit…
Oui, c'est vraiment à relire.

Et je me suis aperçu en chroniquant que j'avais déjà fait une chro, simplement de mémoire, au tout début du blog tellement je trouvais que c'était un livre important. J'avais oublié ce détail. Et du coup TAZ est le seul roman chroniqué deux fois par moi (un ou deux l'ont été par TiberiX et moi) sur le blog.

Et merci pour le lien. Tout à fait pertinent en effet. Je ne connaissais pas.
J'essaie toujours de ne rien lire avant de chroniquer pour ne pas être influencé. En revanche je lis souvent après (et j'hallucine parfois).
arutha a dit…
Pour ma part, cela fait 35 ans que j'ai lu ce chef d'oeuvre. Petit joueur, va :)
J'effectuais alors mon service militaire (il y a des jeunes qui vont se demander de quoi je parle) et le moins qu'on puisse dire c'est que ce roman m'a permis de m'évader. J'avais prévu de le relire, je vais rapprocher ce moment.
Gromovar a dit…
Excellente idée. Tu m'en (re)diras des nouvelles.

Et sinon, welcome back :)
arutha a dit…
Merci. Et à propos de be back... mais chut, c'est un secret :)
Vert a dit…
J'aurais bien aimé réussir ma chronique aussi bien que la tienne (j'ai bien fait d'attendre d'avoir publié la mienne pour te lire ou j'aurais jamais osé la mettre en ligne xD). Un sacré bouquin en tout cas, merci de me l'avoir fait découvrir, je lirais sûrement d'autres choses de l'auteur (j'ai son livre d'or en stock et je garde en tête les 2-3 titres que tu cites).
Gromovar a dit…
Si un jour tu as le temps et l'occasion, les trois suites sont bonnes, dans la même eau.