Camarade, tu as acheté, en dollars et dans un magasin réservé, le roman d’anticipation rétro-futuriste uchronique et possiblement révisionniste "Sovok", et tu te demandes si tu as bien fait. Cet ouvrage n’est-il pas révisionniste ? Cédric Ferrand, son auteur, doit-il être qualifié de Héros de l'Union soviétique ou n’est-il qu’une hyène lubrique contre-révolutionnaire ?
Ne t’inquiète plus, camarade. Le camarade Gromovar, commissaire spécial envoyé par le Comité d’Etat pour les Publications est venu pour de te dire ce qui doit advenir de cet ouvrage et de ses lecteurs.
Sovok est un terme d’argot qui désigne les individus et les idées qui sont profondément imprégnés de réminiscences nostalgiques de l’Ex-Urss.
"
Sovok", ici, c’est l’histoire de Méhoudar, un « cul noir » issu de l’improbable
Oblast autonome juif de Birobidjan et récemment « monté » à la capitale. Précisément, c’est cinq jours de la vie de Méhoudar, à partir de son embauche par la société d’ambulances d’urgence aéroportées Blijni, dirigée par le roublard Saoul. Cinq jours qui l’amèneront dans toutes les strates d’une société moscovite en déshérence, laminée par l’agonie sans fin d’un système que des bouts de ficelle font tenir dans une ambiance fin de règne de pénurie généralisée, entre reste d'étatisme et libéralisme incontrôlé. Et si la Russie va mal, la Blijni, sous la pression des ambulances européennes ultra-modernes de la
Last Chance, ne se porte guère mieux. On parle de faillite, de fermeture, de rachat.
A l’instar de Nicholas Cage dans le brillant
A tombeau ouvert de Martin Scorcese, Méhoudar sillonne la ville, secourant, assistant, voyant ce que seuls ses semblables voient. Embarqué dans une
Jigouli volante à la limite de l’épave, en compagnie de l’obèse Vinkenti, qui pilote, et de la peu amène Manya, dont le seul diplôme médical est vétérinaire, le jeune homme passe de souffrance en souffrance, apportant le peu de soulagement dont la Blijni, structurellement sous-équipée, est capable. L’appareil politique est resté fidèle à des siècles de tradition autoritaire, la population à des décennies au moins de corruption et de débrouille. Méhoudar, naïf qui apprend vite, devra se débattre dans un marigot social guère ragoutant.
Infatigable guide touristique, Cédric Ferrand invite le lecteur à le suivre à travers une succession de vignettes, d’interventions, qui présentent des facettes variées de la réalité moscovite. De la paperasse omniprésente aux pots de vins pour réserver des places à l’hôpital, du coiffeur gratuit à la crise d’épilepsie mortelle dont le caractère accidentel évident n’évitera pas au veuf éploré un séjour dans les locaux de la milice, de l’incendie bien étrangement éteint à la distillerie clandestine en appartement, rien ne sera épargné au bizut Méhoudar. Pas même les problèmes personnels graves de ses collègues, ni des troubles politiques qui ne le sont pas moins. Mais d’éventuels troubles politiques, il vaut mieux ne pas parler. Qui garantit qu’ils sont autre chose que des rumeurs malveillantes colportées par l’étranger ?
Il y a un fil rouge dans "
Sovok", et pourtant chaque intervention est une histoire en soi. Aucune trop longue, aucune bâclée. On lit donc dans la sérénité, récit par récit, sachant qu’à la fin de chaque vignette on peut choisir d'interrompre la lecture ou de s’en envoyer une de plus dans le gosier. C’est à la carte. Le client est roi.
Le tout est drôle, dépaysant, bien vu, raconté sur un ton pince sans rire qui fait ressortir l’ironie des situations bien plus que ne le feraient de gras éclats de rire. Fin aussi, souvent. On notera notamment une description brève mais fort juste des modalités d’un entretien d’embauche et le traitement très délicat d’une scène de fin de vie. C’est donc un moment futé et agréable, une lecture fort distrayante qui, en dépit de l’illustration de couverture et de l’arme qu’embarque la Jigouli, ne doit rien aux Trauma Team du jdr
Cyberpunk 2020. On lui reprochera seulement une fin qui déconnecte l'histoire de l'Histoire.
Voilà, camarade. Inutile de lire "Sovok", je t’ai dit tout ce que tu pouvais savoir. Ton temps sera mieux utilisé à réfléchir à la consolidation du « socialisme réel ».
Sovok, Cédric Ferrand
Commentaires
C'est de la psychologie inversée, c'est ça ? ^-^
En tout cas c'est bien présenté, ça donne envie d'aller voir de plus près. J'ai tout de même l'impression que c'est dans le genre de lecture tout ou rien, ça passe ou ça casse...
Lecture agréable en tout cas, et une approche commune avec Wastburg si ça te parle.
Je suis très réticente avec les auteurs francophones contemporains (oui, je les préfère morts -_- ) qui ont très rarement l'heur de me plaire, je ne sais pas trop pourquoi... Enfin si, je pense que ce sont les goûts des éditeurs qui ne sont pas les miens, en particulier pour le genre de style qu'ils semblent presque tous porter aux nues - un style recherché et travaillé qui me paraît le plus souvent ampoulé et artificiel.
Mais j'essaie de n'être pas butée non plus, alors je tâte l'eau régulièrement, j'ai eu parfois de bonnes surprises, après tout !
Bref, je garde celui-ci sous le coude, il n'aura pas froid avec tous ses petits copains :P
Et là je réalise :
1) qu'il faudrait que je change les références
2) que Cédric Ferrand éveille toujours le petit comique en moi, et crois-moi il en faut.
Et je vois qu'on me refait le coup du Lonesome cowboy qui a le blues... :D
Moi bien des choses éveillent le second degré qui me possède ! 3:)
Bon, je pars lire cette chouquette de ce pas, si les circonstances laborieuses me le permettent.
Très chouette bouquin, très distrayant.
RDV raté pour toi. Dommage.