Christophe Carpentier, premier Prix Jacques Sadoul

Oyez ! Oyez ! Belles gens ! Sachez qu'hier a été annoncé le nom du premier lauréat du Prix Jacques Sadoul. Il s'agit de Christophe Carpentier, pour la nouvelle Un écho magistral , écrite à partir de la phrase-thème :  « Je vais au café pour lire le journal d’avant-hier »  sur le thème tiré au sort : SF. Les belles personnes immortalisées ci-dessus constituent le jury du prix (qui a visiblement bien mangé et bien bu)  : Sixtine Audebert, Philippe Béranger, Morgane Caussarieu, Jean-Pierre Dionnet, Marion Mazauric, Nicolas Rey, Jean-Luc Rivera, Christophe Siébert, Jérôme Vincent, Philippe Ward et Joëlle Wintrebert. Le trophée sera remis à l'heureux élu aux Imaginales 2025 et il sera publié dans le recueil dédié.

L'Odyssée du Coelocanthe


Fin du XXIème siècle. Dans moins de cent ans pour nous. Terre puis Système solaire. Notre banlieue.

Dans "Echopraxia", le canadien Peter Watts (re)visite le monde du brillant et complexe Vision Aveugle. Vision Aveugle racontait l’expédition envoyée dans l’espace profond à la rencontre des mystérieux aliens qui avaient provoqué une pluie d’artefacts éphémères sur Terre. Synthétiste d’un équipage constitué de freaks, Siri Keeton freak narrait le voyage et la rencontre.
"Echopraxia" se passe ici, quinze ans plus tard, alors que l’expédition du Theseus est considérée comme perdue.

Daniel Bruks, biologiste, est l’un de ces rares humains qui refusent les augmentations et modifications génétiques. Responsable indirect d’une catastrophe médicale, séparée d’une femme qui a quitté le monde pour connecter son corps à un système de conscience collective, Bruks est terré dans le désert de l’Oregon où il procède à des analyses ADN sur la vie sauvage - activité aussi névrotique qu’inutile. Il s’y retrouve pris dans un conflit entre une vampire échappée d’un centre de haute sécurité et un convent de « moines » dont les cerveaux modifiés les affligent de glossolalie mais leur offrent une intuition surhumaine permettant la résolution de problèmes réputés insolubles. L’enchainement violent des évènements le place, à son corps défendant, dans un vaisseau en route pour la station solaire Icarus, coincé avec un équipage au sein duquel il est le seul humain « normal », et qui le traite au mieux comme un enfant, au pire comme une nuisance. Les freaks (une nouvelle fois, dont le père de Siri Keeton) qui volent vers Icarus espèrent y établir un contact avec les aliens qui ont visité si brièvement la Terre quinze ans auparavant. Tourner le dos à l’humanité obsolète pour rencontrer, peut-être, une intelligence à leur mesure.

Echopraxia est un roman résolument noir. La Terre connaît de multiples guerres. L’environnement est détruit au point que la géo-engénierie s’y développe, péniblement faute d’énergie suffisante. Des pandémies, souvent OGM, prélèvent leur dime sur la population mondiale. L’humanité surtout éclate, disparaît en tant qu’unité. Vampires à l’intelligence prédatrice supérieure reconstitués en laboratoire, zombies - volontaires ou contraints - aux fonctions cognitives réduites, collectifs d’humains aux consciences uploadées dans des univers virtuels. Les humains normaux tels que Bruks y sont des dinosaures, en voie d’extinction. Lui qui avait toujours réussi à rester peu ou prou à l’écart est confronté par son voyage forcé à ce que devient l’humanité, à l’écart qui le sépare de ceux qui sont pourtant ses descendants. Et le choc est rude.

C’est l’occasion pour Bruks, en observant et en conversant, de réfléchir à ce qu’est l’humanité, l’identité, la conscience, la raison, Dieu. L’humanité a disparu ou presque, l’identité n’est qu’une impression car les cerveaux se réorganisent sans cesse, la conscience qu’un artefact, sous-produit de l’activité cérébrale, la raison une manière de rationaliser ex post des choix déjà faits, le libre-arbitre une illusion – un neurone ne réagit qu’une fois stimulé de l’extérieur. Dieu est peut-être un virus dans la simulation qu'est peut être l’univers. La science même n’est qu’une forme de foi. Les lois de l’univers, par exemple, ne seraient-elles pas que locales ?

Beaucoup de questions, et des hypothèses plus que des réponses. Le lecteur doit savoir que, comme Bruks, il ne sortira pas d’Echopraxia avec des réponses ou des solutions. Il y aura en revanche été incité à réfléchir sur les fondements, sans doute erronés, de notre philosophie commune. Il y aura assisté aussi au fonctionnement d’intelligences fondamentalement différentes des nôtres.

Watts signe ici un roman qui, en dépit de l’immense richesse des thèmes abordés, est toujours parfaitement clair pour le lecteur. Et même s’il emmène les lecteurs de Vision Aveugle pour un sightseeing sur cette Terre qui n’y était qu’esquissée, en fond, "Echopraxia" est lisible sans le moindre prérequis. Il peut donc servir de porte d’entrée dans l’œuvre de Watts, une porte peut-être, toutes proportions gardées, plus accessible que celle de Vision Aveugle. La seule condition est d’accepter un vocabulaire scientifique, neurologique notamment, très présent, en sachant néanmoins que toute digression scientifique dans le roman est explicitement liée aux réflexions des personnages ou à l’intrigue, et que tout est toujours parfaitement compréhensible pour peu qu’on accepte d’ignorer en cours de lecture où se situe précisément telle ou telle structure cérébrale, comme on accepte en lisant un texte antique de ne pas savoir ce qu’est exactement un cnémide mais de le déduire du contexte sans toutefois en avoir la description précise.

La longue postface éclaire l’œuvre car Watts y cite et explique toutes les sources qu’il a utilisé pour penser puis écrire. Il y montre comment il n’a fait que développer des interrogations ou des théories scientifiques qui ont cours aujourd’hui.

Le tout est captivant, clair, intelligent, extrêmement instructif - l'intelligence séquentielle des araignées portia est fascinante. Déprimant aussi. Comme la déconstruction lovecraftienne peut l'être.
L’humanité doit bruler ses bateaux pour aller de l’avant, remettre sur le métier l’ouvrage de la compréhension, se rappeler qu’elle ne sait rien et qu’elle est coincée, de plus, sur un frêle esquif de matière qu’elle peut détruire sans grande difficulté.

Parfois un peu didactique (et définitivement trop long sur l’architecture spatiale) "Echopraxia" est un roman qui parle autant aux émotions qu’à l’intelligence. Plein de belles images et de phrases ciselées, c’est une réussite et un grand plaisir de lecture.

Echopraxia, Peter Watts

Commentaires

Hélène Louise a dit…
(arghhh... blurp de blog je dois recommencer !!)

Merci pour cet avis que j'attendais, me voilà convaincue, ça faisait un moment que je souhaitais lire un autre livre de l'auteur, je vais mettre celui-ci dans ma besace illico.

Et j'ai appris un nouveau mot ! Glossolalie, très joli ! (enfant j'ai souvent pratiqué ^-^)

J'ai trouvé très intéressante cette partie de ton commentaire : "et que tout est toujours parfaitement compréhensible pour peu qu’on accepte d’ignorer en cours de lecture où se situe précisément telle ou telle structure cérébrale, comme on accepte en lisant un texte antique de ne pas savoir ce qu’est exactement un cnémide mais de le déduire du contexte sans toutefois en avoir la description précise".
J'ai réalisé que c'était comme ça que je m'étais mise à lire en anglais, avec un niveau de départ plutôt basique, et même comme ça que j'avais appris à lire en français. Une fois adulte il nous est plus difficile d'être patient, d'admettre d'être dans le flou un certain temps. Pourtant il est bien dommage de repousser une lecture riche et passionnante sous le prétexte de l'impatience ou de la frustration à ne pas comprendre tout, tout de suite !
Bon, je ne peux pas lire que des textes aussi denses, qui demandent pas mal de concentration et d'abnégation, mais de temps en temps j'aime beaucoup. La récompense est alors à la hauteur de nos efforts !

Gromovar a dit…
De rien. Merci à toi de suivre le blog.

J'ai appris à lire l'anglais comme toi, en lisant des règles du jeux de rôle à l'époque où elle n'étaient pas traduites. Et à chaque page, on est meilleur, sans se rendre compte consciemment du progrès.

Et pour l'anglais comme le français, les dictionnaires existent en cas de malheur ;) Mais comme je l'ai écrit, il m'importe peu de savoir où se trouve précisément une structure cérébrale ou quelle forme elle a. L'essentiel est que je comprenne quel est son rôle dans le récit.
Anonyme a dit…
Ah ! On croise les doigts pour une traduction (je ne me sens pas de taille pour une lecture en VO, vue la complexité des concepts)
Déjà, glossolalie en français...

Ubik
Gromovar a dit…
Il faut souffrir pour être beau ;)

Blague à part on peut espérer une trad. dans la continuation de Vision Aveugle.
Efelle a dit…
Pas convaincu pour ma part, ça fait trop penser au fourre tout à la Behemoth ou Vision Aveugle.
Gromovar a dit…
J'avais bien aimé Vision Aveugle. Watts a une vision pénétrante de la post-humanité je trouve. Béhémoth, je n'ai pas lu.
Hélène Louise a dit…
Oui, surtout que même en sachant où elle est, la structure cérébrale en question, à moins d'être neuro-chirurgien, on n'est pas beaucoup plus avancé !
Et apprendre sans souffrir et sans effort (du moins conscient) c'est le must. Tous les lecteurs en anglais autour de moi ont sombré du côté lumineux de la même manière, parce qu'ils voulaient à tout prix accéder à des textes non traduits.
On devrait pouvoir tout apprendre comme ça...
Hélène Louise a dit…
C'est vrai que ça fait un peu "fourre-tout" vu d'ici ^-^
Mais j'avoue avoir un faible pour la pléthore, mon côté boulimique sans doute... Bien sûr il faut que l'auteur soit doué, sinon c'est facilement indigeste. La présentation ci-dessus me donne bon espoir !
Gromovar a dit…
Ca donne l'impression d’assister à un de ces cours passionnants que font les très bons profs de fac.
Hélène Louise a dit…
Ah, quel fantasme inassouvi... retourner à l'école suivre des cours riches et passionnants pour le plaisir !
C'est marrant j'y pensais récemment en lisant Looking for Alaska de John Green. En commençant les cours le personnage principal déclare : "The teachers were serious and smart", avec autant de contentement que d'inquiétude.
Le Maki a dit…
Tu dis qu'il est plus accessible que Vision Aveugle alors que j'avais cru comprendre qu'il était beaucoup plus ardu ? Qu'importe, chacun son ressenti. J'ai beaucoup aimé Vision Aveugle même si je n'ai pas tout compris. Il me faisait peur (à juste titre !) et du coup j'ai beaucoup attendu avant de le lire mais je ne regrette pas. Par conséquent je n'attendrais pas aussi longtemps pour lire Echopraxie. ;-)
Gromovar a dit…
J'avais pas mal galéré dans Vision aveugle autant que je m'en souvienne. Et ça n'a pas été le cas dans Echopraxie. Mais les deux lectures sont éloignées dans le temps.
Après, je suis un peu plus nuancé quand même :
"une porte peut-être, toutes proportions gardées, plus accessible que celle de Vision Aveugle. La seule condition est d’accepter un vocabulaire scientifique, neurologique notamment, très présent,"