The Butcher of the Forest - Premee Mohamed

Il y a des années de ça, quelqu'un disait dans une interview : « Les Blancs nous emmerdent avec leurs problèmes » . C'était Jean-Paul Goude ou Jean-Baptiste Mondino – je ne sais plus lequel – et il parlait, si mes souvenirs sont bons, des clips de Talking Heads ou de Laurie Anderson. Tu vois, lecteur, que je source avec grande qualité cette brève chronique. Que celle de ces deux personnes qui s'est vraiment exprimé sache que, dorénavant, c’est à peu près tout le monde qui nous emmerde avec ses problèmes. Démarrer ainsi la chronique de The Butcher of the Forest , novella fantastique de Premee Mohamed, te permet de subodorer, sagace lecteur, que je ne l'ai pas vraiment appréciée. Détaillons un peu plus. Temps et lieu indéterminé. Espace-temps des contes. Veris est une femme d'une quarantaine d'années qui vit dans un petit village, au cœur d'une région conquise par un tyran (oui, c'est son seul nom dans le texte) après une guerre et des massacres innommabl...

Oranges and lemons, Say the bells of St. Clement's.


Le Cap, Afrique du Sud. Futur proche.
La ville est dure. Pour y survivre, il faut avoir des tripes (moxy). Et des tripes, Kendra, Toby, Tendeka, et Lerato en ont. Assez ? A voir.

Comment vit-on au Cap ? Tout dépend qui on est. L’apartheid raciale est devenue économique. La ville est habitée par deux populations qui se croisent de moins en moins. D’un côté, les salariés des firmes, à la vie plutôt facile et agréable, de l’autre les pauvres qui croupissent dans des taudis ou dorment dans la rue. Entre les deux, ceux qui voudraient, qui pourraient, qui espèrent quitter le puits de gravité social et s’élever vers les cieux. Beukes introduit le lecteur à la ville sur les traces de quatre personnages principaux dont les destins s’entremêlent.

Kendra est une artiste en devenir, fragile et naïve, qu’un riche sponsor entretient et promeut. Elle a accepté de participer à une expérience de branding physique en échange de l’implantation de nanos. Toby est le fils perdu d’une riche mère. Glandeur impénitent et autocentré, il anime un vlog qui lui permet, avec les meilleures excuses du monde, de tenir ce qu’il voit du monde à distance de sa conscience. Tendeka est un travailleur social, idéaliste et révolté, militant contre le système pour les droits des individus. Lerato est programmeuse dans une grande compagnie. Ambitieuse et résolument tournée vers l’avenir – son avenir, ses loyautés sont incertaines.

Je ne dirai pas un mot de l'histoire pour ne pas spoiler car le roman réserve de nombreuses surprises à ses lecteurs ; qu’on sache seulement qu’il ne se termine pas sur une lueur d’espoir.
Le contexte, en revanche, vaut un développement.

"Moxyland", premier roman de la sud-africaine Lauren Beukes, décrit une réalité proche de la notre. Trop. L’auteur y impressionne par sa clairvoyance.

La ville du Cap est fermée à l’extérieur, terrifiée qu'elle est par la menace concrète des superépidémies et la pression migratoire. Des réfugiés illégaux tentent, bien mal, d’y survivre sans être réexpédiés dans les lieux de misère d’où ils viennent. Et pourtant, leur sort au Cap n’est guère enviable, relégués qu’ils sont tout au fond de la pyramide inégalitaire.

Les téléphones mobiles, omniprésents, sont les sésames de toute vie sociale et presque de la vie tout court. Ils servent à payer, ouvrir les portes des immeubles ou des appartements, pénétrer dans les transports publics ou certains espaces réservés. Pratiques. Indispensables au point que la déconnexion téléphonique est l’une des peines les plus invalidantes qui puisse être infligée à un citoyen. Mais, Janus technologiques, ils sont aussi utilisés pour la géolocalisation, le data mining, le marketing ciblé. Cerise sur le gâteau, ils comprennent même une fonction permettant à la police de neutraliser par choc électrique un porteur considéré comme menaçant.

Génétique et nanos ont connu d’importants progrès. Les chiens de la police sont nano augmentés, divers animaux de compagnie chimériques tiennent compagnie aux habitants qui peuvent se les offrir, l’augmentation humaine arrive à grands pas. Elle sera rendue désirable par l’adoption précoce de peoples leaders d’opinion.

L’information est contrôlée, les faits indésirables effacés ou noyés sous des tombereaux de banalités distractives. Compagnies informatiques et gouvernements collaborent dans cette entreprise. Et si les compagnies sont premières dans l’énumération, c’est parce que les gouvernements sont devenus largement impuissants face à des entités immensément plus riches qu’eux. Sécurité privée, systèmes de transport réservés, écoles corporatives remplacent progressivement, pour ceux qui y ont accès, des services publics en déliquescence. Les firmes se substituent aux États nations agonisants. D’ailleurs le monde est le même partout, toutes les villes se ressemblent et ne sont plus que les écosystèmes dans lesquels prospèrent et luttent les firmes.

Quand aux citoyens, ils vivent une vie individualiste entre jeux online, mondes virtuels dans lesquels chacun peut être une star, réseaux sociaux personnalisés, et avantages corporatistes. La masse s’accommode fort bien de la perte de nombreuses libertés ; certains y voient même un prix raisonnable à payer pour une plus grande sécurité. Les pauvres, eux, extérieurs à la production comme à la réalité virtuelle, ramassent les miettes en mendiant ou trafiquant.

Lauren Beukes a écrit son roman en 2008. Il n’arrive en France qu’en 2014 et c’est une bonne chose. En effet, six ans ont passé, et la vision de Beukes s’est en grande partie réalisée. Le temps a donc bonifié l’expérience de lecture. Tant mieux.
Les technologies sans contact se développent. La collusion corporations/gouvernements renvoie aux rapports NSA/Google. Le branding physique, aux tatouages de logos sur cuisse au Japon. Les transports de qualité réservés aux sararymen rappellent les Google Bus. Les écoles d’entreprise évoquent la française 42, pour rester local. Quand au creusement vertigineux des inégalités, cédons à la mode et renvoyons à Piketty.

En 2008, Beukes a su voir la vague, surfer dessus, et la laisser l’emporter jusqu’à sa destination logique. Il est donc utile de se plonger dans le monde que décrit Beukes. Même s’il donne la nausée.
D’autant que la voyage est loin d’être désagréable. Cyberpunk jusqu’au bout des ongles, "Moxyland" est un hommage réussi au genre. Neuromancien vient immédiatement à l’esprit en lisant le livre. Marques, noms, néologismes, argot de rue, longues phrases contournées, personnages sous tension aux multiples visages, rapport adaptable à la vérité, les résonances abondent. Rien d’original donc, mais la recette est maitrisée et ne dit-on pas que c’est dans les vieux pots…

Sur le plan narratif, "Moxyland" souffre d’une certaine mollesse au milieu du récit. Passé l’excitation de la découverte du monde et des personnages, la tension retombe et on observe ces gens, dont aucun n’est vraiment aimable, vaquer à leurs occupations égotistes. Puis les enjeux s’élèvent, l’action accélère, et le lecteur est saisi jusqu’à la bien sombre conclusion. Le bilan du voyage est très positif.

Moxyland, Lauren Beukes

Ce livre participe au challenge SFFF au féminin

Commentaires

Alias a dit…
On dirait du Doctorow (Little Brother) en Afrique du Sud. Intriguant.

De Beukes, j'avais lu Zoo City, qui était intéressant, mais très bordélique et, au final, décevant. Je vais peut-être me laisser tenter par celui-ci.
Gromovar a dit…
Je n'avais pas aimé Zoo City non plus : http://www.quoideneufsurmapile.com/2011/08/paresseux.html

Donc j'y allais avec inquiétude. Mais c'est vrai qu'il y a du Doctorow dans Moxyland.

Manque un peu de tension. La fin aurait pu être un poil plus explicite. Mais globalement, le boulot est fait.

Tu me diras si tu le lis.
Alias a dit…
Si je le lis, je le dirai à tout le monde. :)
Plume a dit…
Bon, si jamais je n'ai plus rien à lire, je retenterai le coup (autant dire dans ...) :p
Gromovar a dit…
Si ça n'a pas fonctionné, c'est peut-être pas nécessaire de s'acharner ;)
Lorhkan a dit…
Tu me le vends à la perfection ! j'achète !