Christophe Carpentier, premier Prix Jacques Sadoul

Oyez ! Oyez ! Belles gens ! Sachez qu'hier a été annoncé le nom du premier lauréat du Prix Jacques Sadoul. Il s'agit de Christophe Carpentier, pour la nouvelle Un écho magistral , écrite à partir de la phrase-thème :  « Je vais au café pour lire le journal d’avant-hier »  sur le thème tiré au sort : SF. Les belles personnes immortalisées ci-dessus constituent le jury du prix (qui a visiblement bien mangé et bien bu)  : Sixtine Audebert, Philippe Béranger, Morgane Caussarieu, Jean-Pierre Dionnet, Marion Mazauric, Nicolas Rey, Jean-Luc Rivera, Christophe Siébert, Jérôme Vincent, Philippe Ward et Joëlle Wintrebert. Le trophée sera remis à l'heureux élu aux Imaginales 2025 et il sera publié dans le recueil dédié.

Plongée en grande profondeur


"Annihilation" est le premier de trois romans – The Southern Reach trilogy, qui sortira en totalité sur l’année 2014 – de l’auteur et anthologiste Jeff Vandermeer, et c’est une belle pièce de weird contemporain, ou new weird.

La Zone X est abandonnée depuis de très nombreuses années. Abandonnée et enclose d’une « frontière », dont la forme et la nature sont inconnues tant des protagonistes que du lecteur. Abandonnée depuis un événement catastrophique dont les mêmes ignorent tout du déroulement ou de la cause.

Le récit suit la 12ème expédition d’exploration de la Zone envoyée par la mystérieuse Southern Reach, après les retours plus ou moins désastreux des 11 précédentes. L’expédition est composée de quatre femmes, biologiste – la narratrice, psychologue, ethnologue, et géomètre ; une cinquième, linguiste, a renoncé au dernier moment. Il s’avère rapidement que l’équipe est dysfonctionnelle, que les informations dont dispose le groupe sont très partielles, et que les chances de ressortir de la Zone sont bien minces.

Lire "Annihilation", c’est voyager dans une sorte de rêve éveillé. Vandermeer décrit une nature revenue à une sorte de pureté originelle, seulement balafrée par quelques souvenirs d’occupation humaine – ruines de village, phare, camp de base – et où se détache une mystérieuse « tour inversée » qui s’enfonce dans le sol et dans laquelle il faut s’enfoncer, comme Alice dans le trou du lapin ou la caméra dans l’oreille coupée au début du Blue Velvet de David Lynch. On ne sait où se trouve la Zone, quelle barrière la sépare de notre monde, comment on la franchit. On ne sait pas précisément ce qu’il est advenu des expéditions précédentes. On ne sait pas ce que signifie ce lieu, si tant est que ce soit un lieu. Et le caractère éminemment étrange de ce groupe de femmes dont on ne connaît jamais les noms, dans un lieu nommé seulement par un label, donne une impression tenace d’irréalité géographique.

Quel est ce lieu ? Que signifie-t-il ? Les réponses, parcimonieuses, n’arrivent que très progressivement, au fil des réflexions de la biologiste. Vandermeer décrit en longs détails, mais la richesse descriptive met en évidence l’incapacité de l’observateur à donner sens à ce qu’il voit.

Et qui sont ces femmes ? Le roman est un journal, celui de la biologiste. Nous voyons par ses yeux toutes ces choses qu’elle a du mal à comprendre et à intégrer dans une explication totalisante. Nous pénétrons aussi dans ses souvenirs, dans une intimité émotionnelle qui est aussi morne – je trouve le son du mot bleak parfaitement explicite – que la Zone X. La biologiste, dont la conscience est à l’interface de la vie intérieure d’introversion contemplative qui conduisit à l’érosion progressive de son mariage et de l’incompréhensible réalité d’une Zone fondamentalement étrangère, intègre les deux aspects de sa vie, passée et présente, dans son récit, et en tire ce que Baudelaire nommait des Correspondances. L’extérieur et l’intérieur se répondent dès lors que tous les sens sont mis à contribution. La biologiste interprète donc les symboles pour elle, et involontairement au profit du lecteur. Progressant, à tous les sens du terme, dans la Zone, elle se livre à l’indispensable retour sur elle-même qui permettra d’éclairer tant ses observations que les raisons profondes de sa présence en ce lieu ; Annihilation est un texte presque psychanalytique, dans son déroulement comme dans sa symbolique.

Au-delà de la narratrice, le groupe lui-même est dysfonctionnel, défini par la simple complémentarité des fonctions, et dépourvu, faute de confiance, de l’intégration minimale qui lui permettrait de fonctionner de manière efficace et coordonnée. Comme le mariage éboulé de la narratrice, le groupe d’exploratrices se décompose rapidement sous l’effet des divergences d’approche du monde.

Et qu’est Southern Reach ? Qui compose cette organisation ? Que veut-elle vraiment ? Comment choisit-elle ses explorateurs ? Comment les forme-t-elle ? Dans quel but véritable ? Une seule chose est sure : il est indispensable d’explorer la Zone, tout autre considération est secondaire.

Lorgnant clairement du côté de Lovecraft, dans le fond comme, partiellement, dans la forme narrative, "Annihilation" dépasse son inspiration et donne à voir au lecteur le désespoir que pouvait ressentir le maitre de Providence. L’insignifiance et l’inanité du monde sont mises en évidence par les déambulations somnambuliques de la biologiste, dans un lieu dont elle ne parvient pas à comprendre les tenants et aboutissants, entourée d’humains qui ne peuvent rien pour elle quand ils ne la menacent pas. Le focus mis sur la géographie locale au détriment de l’environnement dans lequel elle existe, de même que les imprécision historiques, déréalisent la situation concrète. La Zone X existe-elle ? Si oui, dans notre dimension ? Et si non ? N’est-elle qu’un symbole ? Qu’un délire schizophrénique ? Peu importe les réponses qu’apporteront les deux romans suivants, ces questions ne peuvent que hanter le lecteur au fil de sa lecture.
Lovecraft obligeait ses personnages à remettre en cause leurs certitudes, Vandermeer réussit le tour de force de faire douter son lecteur de ce qu’il lit. Le weird atteint alors une dimension supérieure ; l’élève a dépassé le maitre.

Il parait que Paramount veut adapter. C’est la pire idée de l’année. Toute vision véritable détruira irrémédiablement l’étrangeté radicale de la Zone X et de ce qui s’y trame.

Annihilation, Jeff Vandermeer

Commentaires

Lorhkan a dit…
Intéressante et mystérieux.
Encore un truc qui ne sortira jamais en France...
Gromovar a dit…
On sait jamais. Il est connu Vandermeer, et déjà publié.
Docteur Zombie a dit…
Oui, mais seulement un publication, le très hautement recommadable (le lire est une obligation) : "La cités des saints et des fous" dans la défuntes collection Interstices
Gromovar a dit…
Connu de qui de droit. C'est peu mais suffisant ;)
Escrocgriffe a dit…
« L’élève a dépassé le maître ».

Quel article élogieux ! J’ai vraiment hâte de lire ça un jour...
Gromovar a dit…
Chapitre 1 ici : http://io9.com/read-the-mesmerizing-first-chapter-of-jeff-vandermeers-1520682658
Anonyme a dit…
Tiberix : depuis le temps que l'on ressuce Lovecraft comme un vieil Hollywood oublié l'été dernier sous le bois de son bureau d'écolier... VdM nous sort le seul roman digne de Lovecraft, que j'ai pu lire ces 30 dernières années (j'aime arriver à un âge où je peux dire maintenant cela).

A lire son très bon Finch, angoissant et oppressant aussi. Même si vous n'aviez pas lu la cité des Saints et des Fous comme certains cuistres qui rôdent ici mais que je ne nommerais pas...

Suite attendue avec IM-PA-TI-EN-CE !
Gromovar a dit…
Très bon en effet, et digne du maitre de Providence.

La cité des saints et des fous est un guide touristique. Je suis une créature casanière.
Raphaël a dit…
Malheureusement, VanderMeer ne semble pas avoir le potentiel de vente d'un Miéville, pas encore en tout cas, et peut-être jamais, car ces livres sont sur un registre plus expérimentale ; quoique "Annihilation" a l'air plus accessible que l'excellent "La Cité des Saints et des Fous". Espérons qu'un éditeur courageux...
Gromovar a dit…
Si Lovecraft est accessible, Annihilation l'est aussi. Rien à voir avec la forme de La cité des saints...
Hélène Louise a dit…
Ha, ha, je l'ai trouvé !
La présentation est alléchante, c'est le genre de roman que je peux adorer. Ou trouver illisible si c'est ennuyeux - une notion subjective, très variable d'un lecteur à l'autre.
Toutefois dirais-tu que c'est fluide et facile à appréhender ou bien exigeant ?
Gromovar a dit…
Tout dépend comment on l'entend. Ce n'est pas un roman difficile à lire. En revanche, il faut lire au calme, réussir à s'y immerger. L'ambiance est capitale. Et le lecteur, dans ce premier tome, est largement aussi perdu sur le pourquoi du comment que les protagonistes. Il faut avancer sans se braquer sur l'incompréhension de l'instant.
Hélène Louise a dit…
Merci bien. Je vais le tenter, mais seulement j'aurai un peu de temps devant moi. En général je lis surtout en pointillés, par la force mauvaise des choses... ^-^
Gromovar a dit…
Clairement ça se lit mal en pointillé.
Lune a dit…
Et bin j'y arrive pas du tout. Impossible d'y entrer.
Gromovar a dit…
Ce livre t'a annihilée ;)
Lune a dit…
Je crois que c'est tout le reste qui m'a annihilée mais je retenterai
yogo a dit…
Ce livre me tentait bien jusqu'à ce que je lise le commentaire de Lune... maintenant je doute !!!
Gromovar a dit…
C'est Space Opera ton double astral, pas Lune ;)
Lune a dit…
Finalement, je suis bien le double astral de Yogo ;-)
Mon cerveau n'était pas assez disponible pour cette lecture incontournable. C'est réparé.
Gromovar a dit…
Tant mieux :)