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Harmony" est un roman d’anticipation dystopique du japonais
Project Itoh, mâtiné d’éléments de techno-thriller. Il semble important ici, et de manière exceptionnelle, de rappeler quelques éléments biographiques. Project Itoh (de son vrai nom Satoshi Ito) est un auteur japonais de SF mort en 2009, à 34 ans, des conséquences de cancers récurrents qui lui valurent de nombreux séjours à l’hôpital. Le roman lui-même, deux fois primé au Japon après puis lauréat spécial du
PK Dick Award en 2010, fut corrigé durant certains des dits séjours. Quand on sait qu’
Harmony décrit une dystopie médicale, on se dit qu’il y sans doute beaucoup, sans doute plus qu’il n’est habituel, de Project Itoh, l’homme, dans son roman.
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Harmony" prend place dans un monde futur qui a connu l’horreur. De terrorisme en vol de matière radioactive ou de technologie nucléaire, la situation internationale s’est dégradée jusqu’au Maelstrom, période noire durant laquelle les organisations en conflit utilisèrent à grande échelle armes nucléaires tactiques et agents viraux. Décimation de l’humanité, effondrement de nombreux Etats, du chaos émergea un monde nouveau, caractérisé néanmoins par la persistance d’une division classique centre/périphérie. Au centre, le Japon et ce qu’il reste des Etats industrialisés, à la périphérie, les
limes actuels, Afrique, Tchétchénie, etc…
Traumatisé par les pertes humaines et terrorisé par la menace de l’extinction, le centre a développé une idéologie hygiéniste de la santé et du zéro risque (tant moral que physique), le
lifeism, qui n’est autre que celle de notre propre société poussée dans ses dernières limites. Dans le monde d’
Harmony, la bonne santé est obligatoire. Elle implique de surveiller de près son alimentation, de se garder de toute consommation potentiellement toxique telle que celle de tabac ou d’alcool, d’éviter même toute vision déstabilisante ou tout événement stressant - des systèmes informatiques préviennent ce risque à partir de listes de risques biographiques. Je ne peux m’empêcher de penser que l’idéologie d’
Harmony, c’est notre consensus à venir.
Cause et conséquence de cette idéologie et du vide laissé par les Etats écroulés ou faillis, la société du Nord s’organise sur un mode paroissial élargi, autour de communautés concentriques, physiques ou virtuelles, de bon voisinage. Ces cellules sociales de base exercent un contrôle social intensif sur leurs membres, d’autant plus insidieux qu’il se pratique au nom de l’amour et de l’empathie que chaque membre du groupe doit ressentir à l’endroit de chaque autre membre. Les communautés attribuent à chacun un score d’évaluation sociale qui est un agrégat de son bon comportement et de sa sociabilité adaptée. Il n’est pas sain de voir son score être trop bas, même si la bonté obligatoire impose d’aider les plus déshérités en évaluation sociale. Cerise sur le gâteau, pour ceux qui ne sauraient pas comment « s’améliorer » existent des « conseillers », spécialistes qui définissent des plans personnalisés de vie saine.
Contrairement aux dires de Locke, nul n’est propriétaire de son corps, le corps est un bien public.
Idéologie et organisation ne pourraient exister sans un substrat technique. Chaque adulte vivant dans le monde merveilleux des « admedistrations » est équipé du système
WatchMe, un ensemble nanotechs installé dans le corps humain. Le système, bien nommé, surveille en permanence les fonctions vitales et génère en temps réel les « médicules » dont l’organisme a besoin pour lutter contre les maladies et maintenir les constantes physiologiques à leur niveau optimal, sans qu’aucune intervention consciente de l’individu soit nécessaire. Ce système interne est monitoré et mis à jour à distance par des serveurs médicaux en ligne qui jouent simultanément les rôles d’ange gardien et d’espion - WatchMe !
Enfin, il faut un bras armé à toute idéologie. L’OMS ayant supplanté à la fois l’ONU et la plupart des Etats contemporains, ce sont ses troupes qui parcourent la monde afin de faire progresser le
lifeism au sein d’une périphérie qui s’y refuse - au nom d'un droit universel à la santé défini au Nord et imposé ailleurs. Là, les sociétés traditionnelles, les groupes terroristes, les derniers Etats souverains résistent, négocient ou plient sous le joug des injonctions de l’OMS. C’est dans ces franges que les moins adaptés des hommes du Nord peuvent encore satisfaire quelques « vices », à condition de le faire discrètement.
Mais il y a un serpent au jardin d’Eden. Un jour, au même moment, 6582 personnes qui ne se connaissent pas se suicident. Tous membres de la même communauté admedistrative. Qui les a influencés ? Comment ? Et pourquoi ?
Une enquête d’urgence absolue commence.
Itoh crée, avec "
Harmony", un monde terrifiant et crédible. Sa dystopie tire les fils des progrès médicaux et informatiques de notre époque, et il pousse à bout les inquiétudes hygiénistes d’occidentaux contemporains qui s’aiment tellement qu’ils voudraient que le monde ne soit jamais privé de leur présence. Le background est donc captivant, même si on peut trouver l’installation du nouveau monde, telle que décrite dans le roman, un peu rapide.
Sur ce background, il place une intrigue que saisit le lecteur et le pousse à tourner les pages rapidement pour savoir et comprendre, d’autant qu’à la progression dans le roman correspond aussi une progression dans la découverte du monde. "
Harmony" est donc à la fois intéressant, voire inquiétant, pour l’esprit, et satisfaisant pour la curiosité. On s’y intéresse à la liberté individuelle, au libre arbitre, à la conscience, à l’évolution, d’une manière originale au fil d’une enquête simple mais d’un rythme agréable.
S’il y a un point faible dans ce globalement bon roman, je pense que c’est son parfum japonais adolescent que je qualifierais de mangaesque. Un roman dont le cœur est au Japon, dont les personnages principaux sont trois adolescentes, puis adultes, mal dans leur peau et suicidaires, où le sexe n’est présent que sous la forme de l’évocation d’un viol pédophile, où bâtiments et structures liféistes sont roses, pour quelqu’un de ma génération qui n’est pas imprégné de cette culture, les attributs du manga suintent par tous les pores du livre. Si on y ajoute, et c’est lié, le côté « révolté déclamatif » de certaines scènes ou de certains dialogues, le roman sent l’adolescence à plein nez. It smells of teen spirits.
Effet collatéral de cette mangaïté qu'on pourrait qualifier de simpliste si ce n'était faire injure au
society building, les décors et descriptions sont réduits à peau de chagrin, et les personnages secondaires parfaitement cookie-cutter. Itoh décrit un monde passionnant, il y fait évoluer ses trois héroïnes, le reste lui importe assez peu. C’est dommage car cela laisse un goût d’inachevé, en dépit de quelques belles trouvailles telle que l’utilisation justifiée de l’ « émoticon HTML », et d’un final qui ne déçoit pas.
Enfin, si on apprécie qu’Itoh cite beaucoup, on regrette qu’il le fasse de manière aussi explicite, comme un écolier consciencieux.
Il ne nous reste donc qu’à conseiller "
Harmony", en regrettant qu’Itoh n’ait pas eu le temps de grandir dans son talent afin de nous livrer des œuvres plus adultes dans l’épidermique et plus assurées dans l’intellectualité.
Harmony, Project Itoh, récemment sorti en français.
Commentaires
En tout cas, belle chronique, comme d'hab' !