Daryl Gregory : I’m Not Disappointed Just Mad AKA The Heaviest Couch in the Known Universe

Conseil aux nouveaux auteurs : Faites attention quand vous plaisantez en ligne. Imaginez, vous faites une blague sur l’écriture d’une histoire ridicule, quelque chose que vous n'écririez jamais ; ce n'est qu'une bonne blague jusqu’à ce qu’un éditeur en entende parler et vous demande d’écrire cette histoire. Il y a quelques années, sur un site, je disais à quel point Iain Banks était mon écrivain préféré mais que si je devais écrire un space opera, ce serait sur deux fumeurs défoncés qui manquent la guerre interstellaire parce qu’ils essaient de déplacer un canapé d’un bout à l’autre de la ville. Jonathan Strahan est alors intervenu et a dit : Je publierais ça. Ha ha ! Très drôle. Il a alors ajouté : Non, vraiment. Plus tard, on s’est croisés à une convention, et il m’a dit : Alors, cette histoire façon Iain Banks ? Et voilà, c'est fait ! Je sais, c’est une histoire absurde, mais en ces temps sombres... Sachez juste qu’elle a été écrite avec beaucoup d’amour et d’admir

De la Terre à la Lune ?


Je peux comprendre qu’on déteste "The clockwork rocket", le roman de Greg Egan qui ouvre la trilogie Orthogonal. Je peux le comprendre, mais je le regrette. Pour le roman, qui ne mérite pas cette indignité, mais aussi pour le lecteur négativement critique, qui est passé à côté du point.
Qu’est donc le controversé "The clockwork rocket" ? Pour le déterminer, commençons pas décrire un peu ce qui s’y passe.

"The clockwork rocket" prend place sur un monde différent du nôtre, dans un Univers différent du nôtre. Et pour une fois, l’expression n’est pas figurée. L’Univers du roman, celui dans lequel vit Yalda, son héroïne, est régi par une physique riemannienne qui diffère assez largement de celle que nous connaissons dans le notre. Sans rentrer dans les détails que donne Egan, il suffit de savoir l’important, d’une part la vitesse de la lumière n’y est pas une constante universelle mais dépend de la longueur d’onde, d’autre part il est possible d’envoyer un vaisseau dans l’espace sur une trajectoire orthogonale à l’axe du temps, renversant ainsi l’effet Tau Zero (c’est à dire qu'ici à un temps long dans un vaisseau sa déplaçant à grande vitesse – précisément à la vitesse de la couleur bleue – correspondrait un temps court sur la monde de départ). Ajoutons que la création de lumière génère de l’énergie, ce qui conduit à une chimie sensiblement différente de la notre, et à une biologie qui doit bien tenir compte de ces réalités.

Si on arrête ici la lecture de cette chronique, on en aura perdu l’essentiel, comme on perd l’essentiel du roman si on s’arrête au premier graphique (car Egan fournit les graphiques). Le point n’est pas là. Le point, ou plutôt les points, c’est la vie de Yalda, c’est un monde menacé de cataclysme, c’est un monde qui résiste aux transformations sociales, c’est enfin la découverte, par d’audacieux enthousiastes, des lois qui gouvernent l’univers.

Le monde de Yalda est une sorte de ploutocratie agraire décentralisée, à la science balbutiante - plaçons-la, selon les domaines, au niveau du XVIIIème ou de XIXème siècle. Beaucoup de fermiers, une « industrie » encore largement artisanale, des universités qui passent au moins autant de temps à transmettre la « sagesse » contestable des anciens qu’à chercher les vrais lois de l’univers, des Conseils qui gouvernent de manière assez peu démocratique en s’appuyant sur un appareil répressif peu présent mais sévère. Pas d’électricité, donc ni électronique ni informatique, voilà pourquoi la fusée dont parle le titre sera mécanique.

Le peuple de Yalda, jamais vraiment décrit, est métamorphe. Capable dans certaines limites de réorganiser le corps en générant des membres supplémentaires ou en les rétractant, ils écrivent en « imprimant » sur leur propre peau les textes qu’ils veulent donner à voir. Mais ce n’est pas le plus important. La différence majeure réside dans le mode de reproduction, dont je dirai, pour ne pas spoiler plus avant, qu’il ne donne pas une place enviable aux femmes.

Il semble donc que nous ayons là un bel essai de physique riemannienne et d’exobiologie et qu’Egan, sans doute le plus Hard-SF des auteurs Hard-SF, succombe à ses démons en livrant un texte abscons qui ne peut satisfaire que les physiciens. Mais ce n’est pas le cas. Au contraire, "The clockwork rocket" est rempli de personnages développés, de chaleur « humaine », d’enjeux intellectuels et politiques.

J’écrivais il y longtemps, dans « La régulation politique de la sexualité », que l’hétérodoxie dans les utopies littéraires est le fait d’individus différents qui peuvent constater dans leur propre chair que la norme légitime n’est pas la seule réalité possible. C’est encore le cas ici. Dans un monde où presque tout le monde a un jumeau, Yalda est une « solo », solitaire et bien plus grosse que la normale. Et c’est elle qui va quitter la ferme familiale, aller à l’université et révolutionner la physique de son temps. Contre la tradition, contre les pesanteurs et les croyances, c’est à une aventure intellectuelle que Yalda convie le lecteur. C’est elle aussi qui va lutter, avec d’autres, pour donner aux femmes le droit de contrôler leur reproduction afin de vivre une vie plus pleine. C’est elle enfin, assistée d’un de ses riches étudiants, qui va avertir le monde de la catastrophe vers lequel il se dirige et mettre au point un plan de sauvetage fou mais porteur d'espoir.

Le monde ne possédant pas les techniques nécessaires à le sauver de pluies de météorites de plus en plus fréquentes et menaçantes, le groupe mené par Yalda décide d’envoyer une fusée sur une trajectoire orthogonale au temps. Un voyage circulaire aller-retour qui durera des générations pour les habitants du vaisseau ne représentera que quatre ans pour la planète dont il est parti. L’espoir du projet est que le temps long du voyage permette de développer les techniques qui donneront, une fois de retour, une chance sérieuse de sauver la planète de la destruction annoncée.

Mais pas d’électricité, une aéronautique balbutiante, c’est un astronef mécanique à propulsion chimique qui partira dans l’espace, fait d’une montagne entière creusée et aménagée (difficile de ne pas penser à Jules Verne et à son canon). A l’intérieur, et passés les premiers moments de satisfaction, les volontaires, partis pour un voyage sans retour, devront trouver les moyens de leur organisation sociale, de leur prise de décision, et affronter les nombreux périls techniques imprévus sans aucune aide extérieure. Innover ou périr, c’est l’alternative permanente de l’équipage de Yalda. Sur le plan technique évidemment, mais aussi sur le plan sociétal ou normatif.

Le roman s’arrête sur une note poignante, alors que le vaisseau s’enfonce dans l’orthogonalité. Le lecteur y aura croisé des situations inédites et parfois stupéfiantes. Il y aura été le spectateur d’une révolution scientifique en marche, du frottement des cerveaux les uns contre les autres. Il y aura vu la folie admirables de pionnier qui partent alors qu’il suffirait d’attendre le retour d’autres qu’eux-mêmes. Il y aura rencontré des personnages, plein de qualités et de doutes, profondément attachants. Il y aura assisté à des moments de grande noblesse et de grand courage, mais aussi à des tranches de mesquineries bien humaines. Il y aura vu plus de séparations que de réunions, plus de pincements au cœur que de réjouissances, et ces dernières ont toujours une origine scientifique quand le regret puise dans les relations humaines.

Au final, "The clockwork rocket" est un superbe roman. Superbe parce qu’il offre de beaux personnages dans de grandes situations, pas par ce qu’il explique la physique riemannienne au lecteur. Tome 2, The eternal flame, à lire rapidement donc.

Et, pour qu’on ne se trompe pas, j’avoue sans honte que parfois je ne comprends pas toutes les explications (notamment en ondulatoire), mais ce n’est pas grave. L’important n’est pas ce que les personnages découvrent sur le plan scientifique, l’important est ce qu’ils en font ou en déduisent ; Egan n’oublie jamais de faire la transition entre les deux.

The clockwork rocket, Greg Egan

Commentaires

Lorhkan a dit…
Et là j'ai envie de dire que ça a l'air très alléchant. Très très hard SF, ce qui m'effraie un peu mais tu appuies sur LE point qui m'effraie avec Egan : il semble enfin avoir soigné ses personnages et ne plus faire reposer ses récits uniquement sur le concept qui les sous-tend.

Et c'est tant mieux ! Maintenant, Egan vend-il assez pour pouvoir envisager une traduction, c'est un autre problème...
Gromovar a dit…
Oui. Ici, les reproches habituels, froid et unidimensionnel, ne peuvent pas s’appliquer.

Faudrait savoir comment est parti Zendegi pour savoir si une traduction est envisageable. Je doute fortement.

Mais quel dommage. Ce livre, j'en avais pris le début gratuit pour me faire une idée avant d'en commencer un autre et, en fait, je n'ai pas commencé l'autre et j'ai acheté le livre en entier tant le début m'a scotché.
Anonyme a dit…
Tiberix : Yup, très savoureux.

Mais comme tout livre de Greg Egan, il faut aussi admettre qu'un minimum de culture scientifique est nécessaire. Pas forcément un master en physique des particules bien entendu, mais tout de même.

Sinon la plupart du temps, c'est passer à côté de la beauté de son travail qui est souvent -- et je sens bien que nous parlons de cela ici -- de conduire le lecteur dans une situation de suspension de l'incrédulité radicale. Suspension qui se propulse avec "et si" et qui ensuite joue le jeu de tenir ses promesses de façon mathématiquement constante.

Inutile par contre de pouvoir le suivre dans toute la profondeur logique de l'arrière plan proposé, sauf à en avoir les moyens (ce que moi non plus je n'ai pas). Il suffit justement de se rendre compte qu'il n'y aura pas de faille dans l'univers créé, que l'on peut se relaxer l'hémisphère gauche et suivre les personnages.

La magie d'Egan est qu'il est à l'opposé de Vance. Vance (comme 95% des auteurs de SF -- Arthur C. Clarke exclu) crée des univers de SF en changeant simplement la couleur du ciel, le nombre de ses soleils et en montant les yeux des protagonistes sur des pédoncules. Tout le reste relevant de l'Amérique des années 50-70.

Egan change la façon dont son univers fonctionne au niveau quantique et reconstruit un univers social à partir des particules élémentaires. Brillant.

Pour reboucler sur mon propos de départ, tout cela ne peut vraiment s'apprécier que si en voyant Gravity vous hurlez intérieurement sur le nombre d'erreurs flagrantes qui entachent cette production. : )
Gromovar a dit…
Je comptais te le conseiller. Je ne savais pas que tu étais déjà passé par là ;)

Les grands esprits, toussa...

Je serai moins dur que toi avec Vance, qui m'a procuré de vrais plaisirs (coupables peut-être), mais j'adhère totalement, comme toi, à la définition de SF qu'Egan propose.

Suspension d'incrédulité radicale, that's it.
Escrocgriffe a dit…
Gros coup de coeur pour… l’article, qui me donne envie de découvrir cet univers étonnant ! Malheureusement, j’ai peur que mon anglais soit trop limité pour de la hard SF… Espérons qu’il y aura une traduction !
Gromovar a dit…
Espérons. Ce serait une belle publication. Je ne vois que le Bélial se mettre sur ce genre de coup, ils connaissent déjà bien Egan.
Erwannn a dit…
Le Bélial' adorerait pouvoir publier ce roman. Mais la nature et la taille d'Orthogonal rendent un potentiel projet de publication française plutôt compliqué à monter. Trouver un traducteur n'est pas le problème (si les concepts scientifiques sont parfois super ardus, ça me paraît plus simple à traduire que, par exemple, Diaspora), ce serait plutôt trouver des lecteurs. Déjà que Zendegi n'a pas été un franc succès…
(Si les amateurs francophones d'Egan pouvaient se multiplier par fission, ça pourrait être pas mal.)
Gromovar a dit…
Je sais bien.
Et c'est bien dommage :(