Alexandre Kouprine est un auteur russe né en 1870 et mort en 1938. Un peu tombé dans l’oubli en France depuis les années 30, il revient aujourd’hui chez
Les moutons électriques grâce au travail d’archéologues littéraires et de traducteurs de Viktoryia et Patrice Lajoye. Ouvrons donc "
Le soleil liquide et autres récits fantastiques" pour voir ce qu’il renferme.
Quelques photos et une dizaine de pages de texte présentent Kouprine au lecteur. Une vie passionnante, de celles qui n’existèrent qu’à cette époque où tout était possible. Une vie d’aventures, physiques autant qu’intellectuelles, une conscience politique simultanément anti monarchiste et anti bolchévique, un personnage
larger than life qui finit par devoir s’exiler à Paris en 1920. Il y restera jusqu’à ses derniers jours, qu’il vivra à sa demande en Russie, devenue Union Soviétique. Il mourra en 1938 dans la Russie de Staline.
Les textes rassemblés ici, une
novella et douze nouvelles, certaines très courtes, montrent de nombreux aspects de l’œuvre de Kouprine ; ils constituent donc une bonne initiation à l’auteur.
Les deux premiers textes,
Le foudre et
Une mission officieuse, sont les plus éloignés de l’Imaginaire. Kouprine y moque la haute société russe, sa fatuité, sa corruption, dans des récits qui ne mettent pas en valeur leur protagoniste principal ; c’est le moins qu’on puisse dire. Il y entraine le lecteur à sa suite dans deux histoires absurdes qui évoquent le style de Gogol et mettent en évidence l’inanité des rangs et des conventions.
La justice mécanique essaie de traiter le dilemme de la punition sans agent humain, la jonction impossible entre discipline et humanisme dans un pays qui n’avait pas banni les châtiments corporels. Absurde dans son dénouement et déjà, de manière plus subtile, dans les justifications qu’on y présente, la nouvelle montre comment le plus petit grain de sable peut enrayer la plus belle mécanique et préfigure à la fois
La colonie pénitentiaire de Kafka et la pratique détestable des autocritiques.
Le toast et
Le Paradis plongent le lecteur dans l’enfer des utopies réalisées. Postérieure à la Révolution d’octobre,
Le Paradis, court texte de construction intéressante, décrit un monde où le délire égalitariste a été porté à son paroxysme. Il m’a fait penser, un peu, à
Mortelle. Antérieur à la Terreur,
Le toast regrette le romantisme des époques révolutionnaires ; une vie paisible n’est pas toujours préférable à une vie risquée nous dit ce texte.
Le parc royal décrit aussi un nouveau monde, dans lequel les aristocrates vivent entre eux, dans un parc où on les entretient confortablement, comme des animaux exotiques. Sortir, revenir dans la vraie vie peut alors apparaître comme le choix raisonnable.
Le roi des moineaux et
L’étoile bleue sont deux contes. On y trouve tout ce qui fait le genre, descriptions détaillées et parfois volontairement drôles, problème et résolution simples, conclusion morale édifiante. Les deux textes sont plaisant à lire ; on y apprend que la prison ne va pas mieux aux oiseaux qu’aux hommes et que beauté et laideur ne sont que des notions contingentes.
Le baiser oublié,
Le bonheur,
L'épouvante, et
Une légende, très courtes, sont plus anecdotiques. On notera seulement que
Le baiser oublié pourrait être une version minimaliste de ce
Conte de Suzelle qu’on trouve dans le
Janua Vera de JP Jaworski.
Le gros morceau du recueil est le
novella Le soleil liquide. Texte qui évoque immanquablement Jules Verne, il raconte la tentative d’un savant passionné pour mettre le soleil en bouteille et l’utiliser comme source d’énergie. L’opération, au long cours, est conduite en Amérique du Sud, dans une base scientifique anglaise où des sujets de sa majesté inventent, des sud-américains travaillent, et une belle et jeune femme s’ennuie. On pourrait prêter à Kouprine la prémonition de l’utilisation contemporaine de l’énergie solaire mais ce serait sûrement anachronique. En revanche, ce texte, écrit entre les premières découvertes sur le photon – d’abord vu comme « bille de lumière » - mais surtout un an après le naufrage du Titanic et un an avant le Grande Guerre, est caractéristique de ce qu’un esprit avisé pouvait penser à l’époque. Il y règne le sens du merveilleux scientifique, toujours largement mécanique, et cet esprit de Progrès qui parcourut tout le XIXème siècle : la science ne connaît pas de limite et elle améliorera le monde. Si le Titanic écorna un peu cette croyance, il restait à attendre la Grande Guerre pour l’enterrer définitivement – et je vous épargne Oppenheimer. Le progrès scientifique n’amène pas le progrès humain ; c’est ce que comprend l’instigateur du projet « soleil liquide » sur la fin, dans une crise de lucidité qui engendre, chez cet humaniste, nihilisme et misanthropie, avec des conséquences dévastatrices. Car d’énormes quantités d’énergie libérées très vite peuvent se transformer en armes de destruction massive. Racialiste comme ses contemporains, le concepteur du génial du soleil liquide n’aura cure des conséquences de son dépit. Quand à l’Humanité, toutes races confondues, elle ne mérite pas son invention.
Au final, une très bonne
novella, plusieurs nouvelles très agréables, et aucun texte déplaisant, c’est à une belle découverte que nous ont convié Viktoryia et Patrice Lajoye.
Le soleil liquide, Alexandre Kouprine
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