Grand Nord sibérien, dans un futur indéterminé. Le shérif Makepeace fait régner l’ordre dans la ville d’Evangeline. Seule étrangeté, mais de taille : dans cette ville de colons qui fut prospère à sa manière, il n’y a plus personne, ou presque. En quête d’autres humains et d’une civilisation qu’il n’a pas vraiment connu, Makepeace part sur les traces d’un avion entrevu, dernier vestige peut-être d’un monde dans lequel c’était l’Homme qui dominait la Nature.
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Au nord du monde", roman post-apo écrit comme un texte de littérature générale, est un bien beau roman, lauréat en 2011 de ce
Prix de l’Inaperçu qui met en lumière des romans injustement oubliés de la critique.
Dans la Sibérie future de Makepeace avaient émigré des colons occidentaux, les parents de Makepeace, leurs voisins et amis. Décroissantistes convaincus de la nécessité d’une vie frugale et d’un nouveau départ sur des terres vierges, ces hommes et femmes tentèrent d’y bâtir un monde nouveau, débarrassé des oripeaux du productivisme et de l’hyperconsommation. Malheureusement, la tentation érémitique n’a de sens que lorsqu’on quitte les hommes pour aller au désert, pas quand on prétend se soustraire du monde dans son intégralité. Quand la catastrophe concerne le monde entier, il n’y a pas « d’hors du monde » dans lequel on pourrait se réfugier. C’est ce sur quoi s’illusionnèrent les colons décroissantistes ; le monde se chargea de leur rappeler que l’exit n’était pas une option.
Il y eut donc une catastrophe, avant, hors-champ, imprécise. Confrontée, semble-t-il, à l’achèvement des tendances contemporaines, épuisement des ressources et pollution mortifère, l’Humanité s’est trouvée face à sa propre agonie. Fuyant vers un possible monde meilleur, des hordes de réfugiés ont traversé la Sibérie utopique des parents de Makepeace, détruisant le fragile équilibre d’une société précaire. Il fallut, contre tous les principes fondateurs, s’armer. Les communautés se déchirèrent, autant qu’elles furent déchirés par les migrants affamés, désespérés et agressifs, qui les traversèrent. La terre se vida, n’y survivent guère plus que des tribus dont les modes de vie ancestraux sont redevenus viables.
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Au nord du monde" est d’abord porté par une personnage très intéressant. Riche, complexe, Makepeace charrie avec lui un passé personnel qui l’a construit, mais aussi les espoirs déçus de la génération de ses parents et les regrets d’un monde, fantasmé pour n’avoir pas été connu, dans lequel la vie n’était pas une lutte permanente pour manger ou se chauffer. La frugalité est méritoire, mais la vie dans une société sans stock ni grande technologie impose un effort constant, épuisant pour le corps comme pour l’esprit. Et quand il n’y a même plus de société… Makepeace essaie sans cesse de faire les choses justes, mais connaît les impératifs de la survie qui supposent de faire régulièrement taire une compassion dont il n’est pourtant pas dénué. Faire taire jusqu’à tuer sans état d’âme. Avoir des rêves mais gérer strictement la survie au quotidien.
Autour du shérif sibérien, dans cet espèce de Far West glacé et vide dont les Tongousses seraient les Indiens, partenaires et adversaires à la fois, Makepeace découvre qu’il y a pire que la dureté de la Nature. La seule forme de société encore organisée qu’il rencontre, à son corps défendant, est esclavagiste. Les alliances sont toujours transitoires, la confiance ne peut jamais être accordée pleinement. Quand on n’a rien, qu’on est sans cesse à quelques jours de mourir de faim, l’Autre est une ressource bien avant d’être un frère. Mais «
l'homme est un animal politique » ; pour tout humain sensé, à commencer par Makepeace, la solitude, physique ou spirituelle, est atroce. Elle amène à chercher l’Autre, même menaçant, et à conserver, même seul, les codes de la civilisation pour ne pas régresser au niveau de l’animal.
Theroux aborde fort justement quantité de thèmes importants à travers le regard de Makepeace. Il montre la nostalgie des survivants pour un monde que certains n’ont pourtant jamais connu et l’angoisse existentielle devant la certitude de « l’anéantissement ». Il décrit l’admiration d’humains revenus à une forme de naturalité primitive pour les merveilles de la science et de la technique, ainsi que la nécessité de les préserver, retrouvant ici la thématique de «
Un cantique pour Leibowitz » par exemple. Il retourne la séduction contemporaine, et sans doute raisonnable, pour une vie modeste, en montrant crument à quel point celle-ci serait dure et souvent brève. Mais il raconte aussi l’espoir, l’inextinguible espoir qui pousse l’Humanité à se relever, fut-ce au prix de l’esclavage et de l’exploitation des perdants, à chercher une vie meilleure et à tenter de la faire advenir.
Derniers feux de l’Homme ou point bas extrême avant une Renaissance, le roman ne le dit pas, même si la fin suggère une réponse. Empruntant au meilleur de deux univers littéraires, "
Au nord du monde" évoque
« La route ». Je l’ai bien plus apprécié car il est bien plus écrit.
Au nord du monde, Marcel Theroux
L'avis de Nébal
Commentaires
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