Christophe Carpentier, premier Prix Jacques Sadoul

Oyez ! Oyez ! Belles gens ! Sachez qu'hier a été annoncé le nom du premier lauréat du Prix Jacques Sadoul. Il s'agit de Christophe Carpentier, pour la nouvelle Un écho magistral , écrite à partir de la phrase-thème :  « Je vais au café pour lire le journal d’avant-hier »  sur le thème tiré au sort : SF. Les belles personnes immortalisées ci-dessus constituent le jury du prix (qui a visiblement bien mangé et bien bu)  : Sixtine Audebert, Philippe Béranger, Morgane Caussarieu, Jean-Pierre Dionnet, Marion Mazauric, Nicolas Rey, Jean-Luc Rivera, Christophe Siébert, Jérôme Vincent, Philippe Ward et Joëlle Wintrebert. Le trophée sera remis à l'heureux élu aux Imaginales 2025 et il sera publié dans le recueil dédié.

Un tueur bienveillant


"The Killing Moon" est le premier roman du diptyque Dreamblood de la romancière américaine N. K. Jemisin, à l’origine précédemment de la trilogie Inheritance. Il est en compétition pour le World Fantasy Awards cette année et a été nominé Nébula en 2012.

Comme d’autres, par exemple Nnedi Okorafor, Jemisin crée une fantasy qui se détourne de l’Epinal médiéval européen. Si l’on part du principe qu’est de la fantasy tout texte décrivant des mondes dans lesquels la magie est « normale », rien n’oblige en revanche à ce qu’elle prenne place dans un univers de châteaux forts et de chevaliers, à la Table Ronde. Jemisin installe donc la fantasy de Dreamblood dans un monde qui rappelle l’Egypte ancienne ; le lecteur en sort agréablement dépaysé.

A Gujaareh, une cité-Etat, petite mais riche, qui s’est détachée du grand royaume de Kisua il y a longtemps, la paix est la valeur principale. Paix de l’âme mais aussi paix physique, absence de délit et de corruption. Sous les auspices de l’omniprésente déesse lunaire Hananja, quatre prêtres d’élite nommés Gatherers donnent la mort à ceux qui la demandent mais aussi, contre leur gré, à ceux que le temple juge corrompus. Dans les deux cas, ils envoient l’âme du visité vers une éternité de félicité dans le monde des rêves, Ina-Karekh, et ce faisant « récoltent » le « sang des rêves » que d’autres prêtres, installés au temple, utilisent pour soigner et soulager le peuple. Gujaareh est ainsi un rêve sécuritaire ; les Gatherers apaisent les hommes et apaisent la cité d’un même mouvement, nuit après nuit, dans une succession de fins de vie qu’ils offrent par compassion. Ce sentiment est au cœur de la philosophie de ces religieux intègres et justes, car s’ils aiment sincèrement ceux qu’ils aident à mourir dignement - et qui sont volontaires - ils n’en aiment pas moins les corrompus – qui, eux, ne le sont pas - dont ils considèrent qu’ils soignent l’âme malade et souffrante.

En paix à l’intérieur de ses murs, Gujaareh l’est aussi avec ses voisins, la puissante Kisua au Sud et les royaumes barbares au Nord. Dotée d’un système de caste très rigide, et d’une noblesse en équilibre entre tradition et modernité, Gujaareh est inégalitaire mais généreuse pour tous ses citoyens. Gouvernée conjointement par le temple d'Hananja et le palais du Prince de Gujaareh (mari spirituel de la déesse), elle est un modèle de réussite et de stabilité pour peu qu’on accepte l’idée qu’un droit de vie et de mort religieux sans appel est un prix social acceptable.

Une « récolte » d'âme ratée par le Gatherer Ehiru met progressivement à jour une conspiration qui remet en cause tout ce à quoi il croyait, faisant vaciller le dogme, le temple, le palais, et la cité même. Nul n’en sortira indemne.

Pour "The Killing Moon", Jemesin a inventé une cosmogonie et en a déduit une religion et un système de magie. Inspiré autant de la médecine égyptienne que de la théorie des rêves de Freud ou de l’inconscient collectif de Jung, le système magico-religieux créé par Jemisin est au cœur du récit. Loin de n’être qu’un background lui servant de filigrane, il en est le moteur. L’histoire commence lors d’une cérémonie ratée. Elle progresse par la découverte d’impossibilités théologiques devenues vraies. Elle est incroyable pour les personnages qui la vivent par les implications religieuses qu’elle suggère. Elle est rythmée par les besoins impératifs que l’ascèse impose aux personnages. Elle a pour horizon les rites de passage que les prêtres doivent subir. Elle structure la relation très riche entre deux des trois personnages principaux, Ehiru et son disciple Nijiri.

Récit et système étant liés, Jemisin a la finesse de ne révéler que progressivement au lecteur l’histoire de Gujaareh et de Kisua, la nature et l’évolution du culte d’Hananja, le fonctionnement du complexe système de magie (humeurs des rêves, fonctions des prêtres, cérémonie et rites). Au fil des pages, alors que la conspiration se dévoile, le lecteur comprend de mieux en mieux le monde qu’il observe, la nature du complot qui le menace, et il réalise à quel point c’est le cœur même du système religieux qui est à la fois moyen et enjeu du conflit. On est ici dans du bien plus subtil que chez Sanderson.

Si le system building est particulièrement réussi, le world building est plus sommaire. On ne voit que ce qui est essentiel à l’histoire. Kasui au Sud, Gujaareh au Nord, des royaumes barbares plus au Nord, un fleuve aux crues annuelles entre les deux et le désert autour. C’est l’Egypte, mais si on n’avait pas cette image en tête, tout serait peut-être un peu vague. Pour une fois, une carte (la tarte à la crème de la fantasy) aurait été utile. Finalement, le système des castes est plus clair que la géographie, avec notamment une caste de servants pathétique et émouvante.

Les personnages principaux en revanche sont joliment développés. Dotés de passés crédibles et signifiants, de présents conflictuels, et d’avenirs dramatiques, ils prennent progressivement vie aux yeux du lecteur et sont tout le contraire d’archétypes. Deux hommes – deux prêtres - face à une femme – une espionne étrangère, ennemis mortels aux croyances antipodiques qui apprennent au fil des évènements à se connaître et à se respecter, un couple maître/disciple dont la relation est d’une grande beauté, tant par l’intensité que par la retenue des sentiments d’amour qui les unissent, des religieux qui parviennent à dépasser leur dogme au nom de la vérité et de la justice sans perdre leur foi pour autant, il y a déjà de bien belles qualités ici, d’autant que Jemisin leur écrit à tous des scènes touchantes et délicates. Si on y ajoute quelques personnages secondaires importants, moins développés mais aux apparitions toujours justes, c’est une belle galerie de personnages forts et mémorables que Jemisin offre au lecteur. Et, joie personnelle, pas de romance.

Même s’il aurait gagné à être un peu plus descriptif (le syndrome GRRM m’atteint), et même si certains fils auraient mérité un peu d'approfondissement, Jemesin signe avec "The Killing Moon" un roman de fantasy original et riche, tiré par des personnages qu’une histoire tragique forge au risque de les broyer et qu’elle parvient à faire sincèrement aimer au lecteur.

The Killing Moon, N.K. Jemisin

Commentaires

Xapur a dit…
Prometteur. J'espère le voir arriver en VF un jour.
Gromovar a dit…
Le World Fantasy aiderait un peu ;)
Lelf a dit…
Ça fait un moment que je l'ai noté ce diptyque, ayant bien aimé les deux premiers Inheritance. J'attends d'avoir lu le 3 pour m'y mettre. Ton avis est encourageant en tout cas.
Et ouais, le World Fantasy aiderait, surtout qu'il me semble que Les Cent Mille Royaumes ont eu un peu de mal chez nous.
Gromovar a dit…
Pas lu Inheritance de mon côté. Pas trop d'amour dedans ?

Et qu'est ce qui n'a pas de mal chez nous aujourd'hui en SFFF ?
Lorhkan a dit…
Pas été très emballé par le tome 1 des "Cent mille royaumes" perso...
Ceci dit, celui-ci a l'air intéressant. Et Jemisin semble se faire un nom dans le milieu. On verra.
Gromovar a dit…
Blague à part, je crois qu'il y a plus (trop) d'amour dans Les cent mille royaumes.
Si je dis "plus féminin" je vais me faire lyncher mais je crois qu'il y a de ça. Ceux qui ont lu "L'assassin royal" puis "Les aventuriers de la mer" voient bien la gradation entre moins féminin et plus féminin.