Il y a des noms, entendus jeune, qu’on n’oublie jamais. Comme tout le monde j’en ai quelques-uns tapis au fond de la mémoire. Au plus profond, il y a
Bobby Sands, assassiné par Margaret Thatcher, et, pas bien loin,
Alain de Moneys, lynché par une foule de
parpanhàs avinés.
Sur l’épreuve que subit de Moneys, j’ai lu presque tout ce qui a été écrit. L’histoire est connue, beaucoup d’analyses ont été faites.
Eté 1870, inaugurant une tradition qui ne se démentira plus, l’armée française vole de défaite en défaite, face à, déjà, l’envahisseur teuton. Alain de Moneys, jeune aristocrate périgourdin, fils de l’ancien maire de Beaussac et premier adjoint lui-même, se rend à la foire de Hautefaye, toute proche du domaine où il vit avec ses parents. Réformé pour cause de faiblesse physique, il a fait lever, par sens du devoir, sa réforme, et doit partir bientôt pour la guerre. Il n’en aura jamais l’occasion. A la foire de Hautefaye, pris à partie par une foule de plus en plus nombreuse et hostile, il sera battu, torturé longuement puis brulé vif sous le prétexte qu’il serait un espion prussien. Des rumeurs tenaces de cannibalisme circulèrent même. Les meneurs identifiés du lynchage ne le connaissaient pas personnellement, mais parmi la foule en délire il y eut des voisins, des connaissances, des obligés. Tous étaient citoyens d’un des pays les plus avancés du monde à l’époque, du pays qui avait inventé les Droits de l’Homme (
Article 7 - Nul homme ne peut être accusé, arrêté ou détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites), du pays dans lequel
le dernier supplice public (documenté par Michel Foucault en ouverture du magistral «
Surveiller et punir ») datait déjà de plus d’un siècle.
Les évènements du 16 août sont le point culminant d’une inquiétude forte et d’une rage rentrée qui habitaient alors la paysannerie périgourdine. Défaites militaires, orgueil national blessé et pertes parmi les fils des paysans (ces jeunes qui avaient
tiré un mauvais numéro à la conscription ou pire avaient vendu le leur à un plus riche qu’eux), crépuscule du bonapartisme vécu douloureusement par une gent paysanne dont Marx déjà disait qu’elle en était le plus fervent soutien, sècheresse et canicule, avec la peur pour les bêtes et les récoltes, sans compter les effets délétères de la chaleur torride sur les esprits. Ajoutons-y la paranoïa de l’espionnite (
qui refera surface en 14) conjuguée aux effets de l'alcool et il ne manquait qu’une étincelle pour enflammer ce gros baril de poudre. « Un mot mal interprété », comme l’écrivit Lautréamont à un tout autre propos, suffit à déclencher l’ire populaire et à sceller le destin de de Moneys.
On peut voir dans cette affaire un cas, d’autant plus écœurant qu’il nous est proche, de bouc émissaire, même s’il n’en a pas toutes les caractéristiques. René Girard, dans « Le bouc émissaire » a parfaitement décrit ces situations de « tous contre un » dans lesquelles la tension accumulée du groupe est déchargée sur une victime expiatoire qui, par sa mort, restaure la cohésion que le trouble mettait en péril.
On peut l’analyser, comme l’a fait Alain Corbin dans « Le village des cannibales » (
doctement chroniqué par Nébal) en insistant sur les antagonismes politiques et sociaux qui traversaient la société de l’époque, en transition entre agonie pitoyable de l’Empire et accouchement de la première république digne de ce nom qu’aurait la France. On peut y voir aussi l’usage politique qui en fut fait.
On peut y voir encore nombre des traits de ces mouvements de foule que Gustave Le Bon décrivit dans « Psychologie des foules » en 1895. Unité mentale, irresponsabilité, contagion, manichéisme, imperméabilité à la raison, primitivité, tout est là dans l’histoire d’Alain de Moneys.
Sachant tout cela, il y a néanmoins intérêt à lire le court « roman » de Jean Teulé. S’il n’apporte pas de lumière nouvelle, il donne vie au malheureux de Moneys, ou plutôt il la lui rend. Il décrit le basculement incroyablement rapide d’une journée de foire normale à une scène d’une violence presque inimaginable. Il raconte le chemin de croix que parcourut un jeune homme, décent, généreux, et largement apprécié, dont le seul crime fut de prendre verbalement la défense de son cousin en prononçant une bien malheureuse parole. Il montre la proximité évidente, dans un milieu si petit, qui unit tortionnaires et victime. Il montre que ça n’empêche rien. Il met en évidence la cruauté de la foule, son imbécillité, son goût du sang. Il démontre, par l’absurde et mieux qu’un cours de droit, à quoi sert la présomption d’innocence, et pourquoi la justice ne doit jamais être populaire.
RIP Alain de Moneys et merci Jean Teulé.
Mangez-le si vous voulez, Jean Teulé
Commentaires
Tu peux lire le roman (une heure max.) et voir après si tu ressens le besoin d'en savoir plus sur les coulisses.
La chro de Nebal sur le Corbin est très bien faite.
Et quand tu lis en connaissant l'histoire, tu as la même impression qu'au début de "L'homme qui rit". Tu sais qu'il n'y a pas d'espoir et à chaque rebondissement tu espères quand même contre toute raison qu'il va parvenir à s'en tirer.