"1914, la grande illusion" de Jean-Yves Le Naour ne se propose pas d’innover sur l’année 1914 (ça devient difficile) mais de récapituler le back office (dépêches diplomatiques, courriers, rapports, mais aussi mémoires des protagonistes et déclarations contemporaines des faits) et de montrer ce que paraissent être pour l’auteur les points capitaux de cette première année de la Grande Conflagration. Il y réussit plutôt bien à mon avis.
Je vais faire bien plus bref que nécessaire, le format Internet ayant ses contraintes. Pour les nombreux détails manquants, voir le livre.
Le Naour traite quelques thèmes saillants en les abordant de manière chronologique pour montrer l’enchainement des circonstances, des discussions, des réactions, des tentatives avortées ou sabotées. Et dans le domaine diplomatique, time is of the essence, donc ce traitement est parfaitement opératoire.
L’auteur commence par montrer l’enchainement des évènements qui conduisent à la guerre. Il montre que celle-ci n’est pas le résultat, comment on l’entend encore souvent, de la chute d’une cascade de dominos impliquant dans le conflit, par le jeu des leurs alliances, toutes les puissances européennes les unes après les autres, jusqu’à la Turquie. La guerre aurait techniquement pu être évitée (elle l’avait été lors de la crise des Balkans en 1912), mais les chancelleries la considéraient comme inévitable, les militaristes l’espéraient, et les empires centraux y aspiraient vivement. Nul n’est jamais blanc bleu dans ce genre d’évènements, mais les positions des uns et des autres apparaissent assez clairement.
L’Autriche-Hongrie veut la guerre car elle espère sauver son empire en décomposition avancée et lutter contre les prétentions serbes, elle est un peu le cousin débile de l’affaire ; l’Allemagne, travaillée par les idées pangermanistes, considère que la guerre contre les slaves est une nécessité impérieuse dans l’optique de la conquête d’un « espace vital » qu’elle pense lui revenir de droit ; elle soutient autant qu’elle manipule l’Autriche-Hongrie. Face aux empires, la France ne veut pas vraiment la guerre (la reconquête de L’Alsace-Lorraine n’étant guère plus qu’un mythe et une chanson pour les enfants) ; l’Angleterre aimerait l’éviter ; l’Italie se désolidarise par anticipation ; la Russie, indécise, ne veut pas abandonner son allié serbe mais change régulièrement d’avis sur les mesures à prendre.
Dans ce contexte de course à la guerre, qui culmine en aout 1914 par les déclarations de guerre et les mobilisations, les faux semblants diplomatiques vont abonder. Le Naour montre ainsi ce que font et se disent les gouvernements, chacun n’ayant à chaque instant qu’une partie de toutes les informations alors que tous protestent sans cesse de leur bonne foi et de leur volonté d’aboutir à solution raisonnable. L’Autriche-Hongrie fait son possible pour pouvoir effectivement déclarer la guerre à la Serbie, l’Allemagne manipule ses interlocuteurs en leur mentant à plusieurs reprises dans le but d’arriver à la guerre, l’Angleterre se résout progressivement et sans enthousiasme au conflit devant l’intransigeance et les mensonges allemands, la Russie change plusieurs fois de position, le tsar écoutant souvent le dernier qui a parlé, quant à la France, elle tente de modérer les russes tout en cherchant à démontrer à l’Angleterre que la Russie est contrainte à la guerre afin de s’assurer son aide. Les plus motivés finissent par obtenir ce qu’ils veulent, l’Allemagne a sa guerre.
Le lecteur assiste ébahi au ballet diplomatique qui va de l’assassinat de l’archiduc aux déclarations de guerre. Il voit la manière dont les gouvernements, dans leurs discussions, tordent la réalité dans le sens de leurs intérêts, il voit comment les militaires prennent souvent le pas sur les politiques et leur forcent la main ou leur cachent des informations, il voit les dépêches diplomatiques tronquées, retardées, dissimulées, afin d’empêcher qu’elles ne « risquent » d’amener une solution pacifique au problème. Pour ne prendre que quelques rares points, l’Allemagne ment à tous et pousse au feu sous le masque de la diplomatie (le gouvernement allemand cache même certaines dépêches à son propre empereur), l’Autriche-Hongrie fixe des délais de résolution de la crise qui la rendent impossible à résoudre, la Russie espère l’aide de la France mais lui dissimule une partie de ses informations et la met devant le fait accompli de sa mobilisation générale, et la France tente de calmer la Russie (sans y parvenir) et cherche à convaincre l’Angleterre d’aider en cas de conflit. Cerise sur le gâteau : au plus fort du tourbillon diplomatique, le président du conseil français, Viviani, est sur un bateau rentrant de Russie, il est coupé de presque toute communication et ne découvrira, au sens littéral, l’état dégradé de la situation qu’à son arrivée à Paris (ajoutons aussi pour faire le compte de l’incurie française que l’ambassadeur de France à Moscou, Maurice Paléologue, pousse de son propre chef la Russie à la guerre en tronquant lui aussi les dépêches diplomatiques de son gouvernement).
Ce qui doit arriver arrive. La guerre commence sous le beau soleil d’août. Elle fera des millions de morts au cours d’un long calvaire.
Toute cette première partie du livre de Le Naour est fascinante et effrayante à la fois.
La seconde partie aborde une mobilisation pas enthousiaste mais déterminée, les opérations, cette guerre de mouvement qui fit tant de morts avant que fut creusée la première tranchée (à cause de l’aveuglement tactique et des erreurs des uns et des autres), le nationalisme montant, l’union sacrée (qui ne dure pas), l’hystérie anti allemande avec sa chasse aux espions, la croyance dans une guerre courte et le retour à la maison pour les vendanges, ou au pire à Noël.
Sur cette seconde partie plane l’ombre noire d’un homme, Joseph Joffre. Général en chef de l’armée français, officier de génie sans génie, le gouvernement l’avait placé à la tête de l’armée car il le considérait comme politiquement inoffensif. Ni trop à droite, ni trop nationaliste, ni trop anticlérical ni antidreyfusard. Seul problème, il est incompétent. Il a aussi d’autres caractéristiques regrettables : il est rusé, secret, manipulateur. Auteur d’un plan absurde d’attaque à outrance sur les frontières (aidé il est vrai par la plus grande partie de l’état-major qui considérait que le panache français ne pouvait s’illustrer que dans l’offensive et le mouvement), il refusera de tenir compte des enseignements des conflits récents sur la puissance de feu des armes modernes et leur effet dévastateur sur l’infanterie. Il refusera aussi d’admettre l’éventualité d’une violation allemande de la neutralité belge. Confronté rapidement à l’inanité de ses hypothèses, il se réfugiera dans le déni de ce que lui disent les informations du terrain et ne changera jamais son plan initial (Attirer les allemands dans un piège) quels que soient les revers que celui-ci connait. Il mènera les six premiers mois de guerre seul, laissant dans l’ignorance de sa stratégie les généraux de ses armées, et informant le moins possible le gouvernement de sa stratégie et de la situation du terrain. Joffre ne veut pas que les politiques s’immiscent dans sa conduite de la guerre, et il y réussira plutôt bien durant les six premiers mois du conflit, ces mois durant lesquels les français perdront des centaines de milliers d’hommes et où la capitale manquera d’être occupée. Ce n’est que grâce à une erreur tactique de l’armée allemande que Paris sera sauvée et la bataille de la Marne gagnée. Et même cette victoire de la Marne, par pusillanimité, ne sera pas exploitée de manière efficace.
Même s’il n’est pas le seul responsable des croyances qu’il a incarné, Joffre a incontestablement mal dirigé la guerre et, plus grave, il l’a fait en esquivant autant que faire se peut le contrôle politique. La phrase de Clémenceau « La guerre est une chose trop grave pour la confier à des militaires », prononcée à la fin du XIXème siècle, prenait ici tout son sens.
A la fin de 1914, la nouvelle tactique définie par le généralissime est le grignotage. Elle est le signe de l’absence de toute vision stratégique et sera très couteuse en vies humaines parce que les mètres gagnés sur le terrain y seront toujours considérés comme plus importants que les vies qu’ils ont couté.
Mais ceci est une autre histoire, et sera l’objet d’un prochain volume.
1914, le grande illusion, Jean-Yves Le Naour
Commentaires
Je me le note pour le jour où j'aurai attaqué tous les bouquins d'histoire déjà dans ma pile.
Le bouquin me tente, il faudra que je voie ça. Tu confirmes que c'est bien purement de l'Histoire et pas un machin romancé?
Il y a pas mal de choses que je n'ai pas spoliées.
Et oui, c'est de l'Histoire, truffée de références, et pas un truc romancé.