Shalom Auslander n’a plus de prépuce, mais il a une sacré paire de couilles. S’attaquer à l’Holocauste et à l’une de ses icones, Anne Frank, n’est pas un mince effort, surtout (ou pas ?) quand on est juif soi-même. Rien que pour ça, il mérite mon respect le plus profond.
Je ne suis pas de ceux qui, à la suite d’Adorno, diraient qu’ «
écrire un poème après Auschwitz est barbare ». L’extermination des juifs d’Europe est l’un des pires génocides qui aient existé mais il n’est qu’un sur une longue liste qui s’étend de la
tribu de Benjamin aux Tutsis du Rwanda en passant par les Arméniens, les Cambodgiens, et j’arrête là car la liste prendrait trois pages. Je ne crois pas à la singularité, ni à cause du nombre (je crois que dans ce domaine, l’intention criminelle compte plus que le résultat), ni à cause de la méthode rationnelle et administrative (tout était devenu rationnel en finalité en Europe depuis longtemps déjà), ni à cause de l’identité des assassins, européens cultivés et raffinés (à moins d’accepter le postulat européocentriste et évolutionniste que ça suppose, sans moi, merci). Je trouve donc salutaire qu’Auslander tente de s’extirper de ce «
devoir de mémoire » qui pèse comme un couvercle sur l’essentiel de la communauté juive et, au-delà, sur une grande partie de la population occidentale.
Pour ce faire, Auslander raconte l’histoire de Solomon Kugel, juif new-yorkais qui s’installe à la campagne dans une maison qu’il vient d’acheter. Avec lui sa famille, sa femme Bree, son fils Jonas, la mère de Solomon « mourante ». Dans la chambre libre, un locataire payant et irascible, mais surtout, et à l’insu de tous au début du roman, Anne Frank qui squatte le grenier et y écrit un roman. Sur ce postulat de départ absurde, Auslander déroule une succession d’évènements qu’on peut qualifier de kafkaïen sans trop s’avancer. Car comment pourrait-il être «
le juif qui met Anne Frank à la porte » ? Et comment Auslander osera-t-il le faire ?
Le roman d’Auslander pose, sous forme métaphorique, d’utiles questions. Quelle est la place de l’optimisme dans le malheur humain ? Espérer toujours mieux n’est-ce pas déprécier toujours ce que l’on a ? Que faire de l’Holocauste ? Comment tourner la page et aller de l’avant ? La souffrance peut-elle être un mode de vie ? Que faut-il pour survivre ? Qui se souvient encore ? Qui doit se sentir coupable ? Et, quand le malheur reviendra, à qui se fier ?
L’auteur met ces questions dans les bouches et les actes de personnages qui semblent faits pour les porter. Solomon, angoissé pathologique, obsédé par la mort et les épitaphes, qui perd sa vie à imaginer sa mort ; il peut remercier sa mère pour l'homme inadapté qu’il est. Sa mère justement (tellement au-delà de la caricature de la mère juive abusive), qui ressasse son enfance dans les camps et l’extermination de sa famille (alors qu’elle est née après la guerre et qu’elle et sa famille ont toujours vécu paisiblement sur la Côte Est), qui attend anxieusement et bruyamment le prochain génocide dont les juifs seront victimes, et vénère
Alan Dershowitz, le célèbre avocat sioniste ultra. Bree, sa femme, qui représente ici ceux qui veulent aller de l’avant et le dit explicitement en parlant de son enfance près d’un père violent «
J’ai souffert, mais je ne me réduis pas à la souffrance ». Jonas, 3 ans, encore ignorant de l’Histoire, au centre d’une lutte pour ou contre la transmission d’une mémoire ici fantasmée. Quelques personnages secondaires intervenant aussi dans ou hors champ pour dire le primat de l’optimisme ou du pessimisme. Et surtout Anne Frank. Au-dessus de leur tête, comme une épée de Damoclès, un surmoi punitif, ou une araignée au plafond, pesant sur leurs vies et leur famille. Et ce, malgré que l’être humain Anne Frank soit bien moins noble et digne que l’icône Anne Frank.
Solomon finira par payer le prix de n’avoir pas su « mettre à la porte » Anne Frank, alors que Bree partira avec son fils à Brooklyn pour tenter de vivre ici et maintenant.
Tout ceci est intéressant, et je le répète assez gonflé, mais le roman n’est pas totalement convaincant ; c’est dommage. Les personnages sont trop caricaturaux et portent chacun trop évidemment un masque de théâtre. Les situations, même en admettant le postulat kafkaïen, ne permettent pas d’apporter des réponses autres que basiques aux questions du livre. Les ruminations incessantes et digressives de Solomon finissent par ennuyer et les dialogues ping-pong seraient mieux sur une scène de théâtre que dans un roman. On est chez Woody Allen (dont je ne suis déjà pas un grand amateur) en moins drôle. En dépit de quelque moment amusants, tout ceci est laborieux et n’est guère emmené par un style trop plat. Comment Auslander a-t-il perdu
sa verve ? Mystère.
Avec 30% de pages en moins, "
L’espoir, cette tragédie" serait sûrement un texte plus efficace et moins ennuyeux ; à 326 pages, il est incontestablement bien trop long.
L’espoir, cette tragédie, Shalom Auslander
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