"
Existence" est le
nouveau roman de David Brin. C’est un énorme pavé ; c’est aussi un chef d’œuvre.
Terre, vers 2050. Un astronaute sans gloire, nettoyeur de déchets spatiaux en orbite, tombe par hasard sur un objet ovoïde étrange, visiblement d’origine extraterrestre, qu’il récupère pour le ramener sur Terre. Cette découverte va amener l’humanité au bord du chaos, l’obliger à s’interroger enfin sérieusement, et en désordre, sur sa place dans l’Univers, et à choisir entre réussir ou seulement exister.
Brin entraine le lecteur à sa suite dans un monde proche du nôtre, qui lui ressemble encore, mais qui est déjà très différent. Avec grande intelligence, l’auteur tire tous les fils économiques, sociaux, politiques et techniques dont on voit les bouts aujourd’hui pour savoir jusqu’où ils nous emmènent. Le monde d’Existence est décrit avec un luxe de détails impressionnants, détails qui arrivent sous toutes les formes possibles, une phrase de dialogue, un adjectif, une référence historique, une publicité, etc. Le tout sans explication, destiné au lecteur du futur qui, lui, sait très bien de quoi il s’agit. Et ça fonctionne. Progressivement le lecteur comprend de quoi il retourne, même s’il y a parfois une distance importante entre la première occurrence d’un terme et son explication, toujours partielle mais aussi toujours suffisante. Il pose ainsi un monde crédible et fascinant, fourmillant de détails, « vivant » et « réaliste ».
Pour donner quelques éléments en vrac, et sans souci d’exhaustivité, voici à quoi ressemble la Terre de 2050.
Les Etats-Unis ne le sont plus guère, on comprend qu’ils sont en partie fracturés (décidément peu d'auteurs donnent un avenir à l'Union). La Chine est la puissance dominante, même si elle a perdu un peu de sa superbe, vieillissement des « petits empereurs » oblige, et elle n’est pas beaucoup plus démocratique qu’aujourd’hui ni moins oppressive avec le petit peuple. Des alliances politiques régionales tentent sans grand succès de s’opposer au pouvoir des multinationales et des vieilles aristocraties (des gens qui ne sont pas le 1% mais le 0,00001%) ; quant aux Etats individuels…
Le bouleversement climatique a eu pour conséquence visible principale une montée du niveau des océans entraînant dévastation côtière, disparition d’atolls, misère à grande échelle et exil de réfugiés (quand ceux-ci ne tentent pas de « reconquérir » les surfaces perdues pour y vivre) ; et je ne parle pas ici des guerres de l’eau, du kudzu, de la pollution globale, etc.
Deux grands évènements structurants ont eu lieu dans un passé proche : l’Awfulday, certainement une grande vague terroriste à bombe sale qui a sérieusement endommagé une partie des USA, et le Big Deal, accord global, et fragile, sur les droits, les devoirs de chacun des dix « états » (comme dans Tiers-état) qui composent la population mondiale.
Le populisme est fort, facilité par l’instantanéité des technologies de l’information et la mise à niveau de tous dans l’accès à la parole publique ; le secret est grand aussi de la part de ceux qui y ont intérêt, oligarques, Etats, groupes d’influence divers.
La dizaine de milliards d’humains qui peuplent la Terre ont accès à une forme future du Net, avec des niveaux d’accès dépendant du revenu ; grâce à des lunettes connectées ils ajoutent de la réalité augmentée sur le monde, comme on ajoute des couches de visualisation sur Google Maps par exemple, et sont en contact permanent avec des sortes d’assistants intelligents personnels.
Des
smart mobs ad hoc, équivalent futur du
crowdsourcing, résolvent des questions complexes et traquent la dissimulation d’information, par la simple force du nombre et des interactions. J’arrête là mais il y aurait encore beaucoup à décrire tant ce monde est riche et développé jusqu’au plus petit détail.
Si le world building impressionne, les idées brassées par le roman ne sont pas en reste. Brin expose, dans de nombreux extraits fictifs de textes, l’obsession de l’humanité pour le risque de sa propre extinction. Il confronte optimisme et pessimisme sur l’avenir de l’Homme et sa place dans l’Univers. Il actualise la loi d’airain de l’oligarchie, même dans une société « transparente » (sa préférence) qui n’est pas à l’abri de la désinformation et de la manipulation. Il oppose partisans de la science et adversaires de celle-ci, conservateurs sociétaux et progressistes. Il s’interroge sur ce qu’est l’humain, et sur les droits qu’il faudrait accorder à des IA réellement intelligentes ou à des espèces ayant évolué sur le tard, ailleurs ou autrement. Il joue avec l’anthropomorphisme des représentations sur la vie extraterrestre. Il cherche à donner une réponse crédible au paradoxe de Fermi sur le silence des sphères à notre endroit ; il le traite très habilement par ses deux approches possibles : « L’Univers est silencieux car nous sommes les premiers » et « L’Univers est silencieux car nous sommes les derniers, les autres ayant déjà disparu » en montrant qu’elle ne sont pas contradictoires, suivant l’échelle de temps et la zone de la galaxie qu’on considère, et ceci sans recourir à l’artifice facile d’une violation de la limite que pose la vitesse de la lumière.
Il se positionne donc sur beaucoup des interrogations, plus ou moins concrètes, de notre époque et en expose les réponses contradictoires.
Dans ce monde complexe, pour porter les idées du débat et montrer le réel au lecteur, Brin utilise des personnages détaillés, très construits, qui interviennent lorsqu’il est temps qu’ils jouent leur partition, sans recourir à une alternance arithmétique de fils narratifs, ceci dans une narration dont l’échelle de temps augmente alors que se réduit le nombre des personnages (certains disparaissant complètement, ne restent alors que les conséquences de l’orientation nouvelle qu’ils ont donné). Et malgré l’avalanche de détails et d’informations, l’histoire, captivante par ses enjeux, progresse à un rythme régulier, satisfaisant, et le lecteur n’a jamais l’impression d’être largué par un récit trop cryptique (à condition d’accepter de ne pas tout comprendre tout de suite).
Pour son premier roman depuis longtemps, et de son propre aveu après beaucoup de travail, Brin livre un ouvrage impressionnant de maîtrise et de connaissance. Il livre une sommation brillante (et explicitement référencée) de la SF moderne et de ses hypothèses, ainsi que des interrogations des futurologues sur l'Homme, et des scientifiques sur l’Univers. Il jongle avec les idées sans jamais en laisser tomber une. Il donne une réponse raisonnablement optimiste à la question de devenir de l’humanité comme espèce adolescente qui apprend de ses nombreuses erreurs et progresse vers un âge adulte à venir, sans nier les pièges innombrables qui jalonnent son chemin et dans lesquels elles peut à tout moment s’abimer.
J’arrête ici, alors que je pourrais encore beaucoup écrire sur ce long roman (14200 unités Kindle, 1/3 de plus que A Dance with Dragons), pour ne pas dépasser ce que le média Internet tolère comme temps de lecture (c’est d’ailleurs peut-être déjà fait).
"Existence" m’a époustouflé. Il est ce que la SF devrait toujours être, une littérature d’idées et d’émerveillement.
Existence, David Brin
Commentaires
Il faudra que je tente l'expérience.
Hum, dans ce cas-là, nous devrions recevoir des transmissions de races aliens actuellement disparues ?