Rassembler une équipe de héros, partir de chez soi , aller au loin accomplir une quête puis revenir à son point de départ, les grandes quêtes mythologiques sont aux principes de la fantasy. Et ce n’est pas un hobbit prénommé Bilbo qui me démentira.
Imaginaire antique et littérature contemporaine sont deux masques différents sur le corps unique du merveilleux. Silverberg le sait bien, et, à l’heure où Paul Veyne publie une nouvelle traduction de la grande saga héroïque qu’est l’Enéide, ActuSF s’offre le luxe de publier l’inédit "Dernier chant d’Orphée" de l’un de mes auteurs préférés.
Passionné d’histoire en général et d’histoire antique en particulier, Robert Silverberg s’est donc attaqué récemment à une réécriture courte du mythe d’Orphée ; le voici traduit par Jacqueline Callier et Florence Dolisi.
Joli texte qui nous remet en mémoire la vie du héros grec, son amour sans espoir pour Eurydice, sa quête de la Toison d’Or en compagnie du pusillanime Jason (et près de la terrible Médée), son expédition en compagnie d’Ulysse vers le bord du monde, puis sa mort atroce, nécessaire au rétablissement de l’harmonie cosmique.
Porteur et véhicule de l’harmonie des sphères, Orphée devra rassembler Dyonisos et Apollon, le créateur et l’organisateur, comme Elric de Melniboné rééquilibrant chaos et ordre et payant de sa vie le début d’un nouveau cycle cosmique.
Ballade résumée dans les longues années de la vie d’un Orphée qui vaut plus que son coup d’œil en arrière malheureux, on y voit le demi-dieu balloté au gré des désirs et des plans de dieux qui tiennent les hommes dans les rets d’un destin écrit pour eux de toute éternité. Cet heimarménè (fatum pour les latins), que les stoïciens ont tenté de réintégrer dans l’ordre des raisons naturelles , imprime ici la marque d’un ordre qui n’est pas gouverné par la raison mais par des décrets aussi incompréhensibles qu’irrésistibles ; décrets d’autant plus cruels qu’y obéir conduit souvent à enfreindre la loi divine et donc à être puni, de mort ou de malédiction, par ces dieux mêmes qui, l’ayant proscrit, rendirent ensuite l’acte inévitable. Antique double bind. Sous le regard souvent puéril des dieux, rois, héros, puissants et paysans souffrent des conséquences de décisions qui les dépassent et dont beaucoup n’ont même pas connaissance.
On est loin, dans la vision de Silverberg (il l’affirme même explicitement dans le texte), du libre-arbitre que professait Saint Augustin et qui est l’un des piliers de la pensée chrétienne (même si c’est un peu moins net chez les protestants). Le déterminisme est ici la règle, réglant l’opposition sociologique entre holistes et individualistes au profit des holistes. Il n’y a pas de grands hommes, il n’y a que les forces de l’Histoire (ou du Mythe). Hommes et dieux sont les notes de musique que le fatum pose sur une partition cosmique afin d'y transcrire une musique déjà écrite. Le monde est ici résolument présocratique ; Nietzsche aurait apprécié.
Et, pour Silverberg, peu importe le panthéon. Retrouvant ici encore des accents moorcockiens, il affirme plusieurs fois que les diverses divinités ne sont que des rôles endossés par ce qu’il nomme, sans le décrire, le Dieu unique, ce principe supérieur qui préside à la destinée des hommes. Comme il y a un multivers, il y a une multitude des peuples qui se tournent tous vers le même axe central, sans comprendre que, même si l’angle de vue change, ils observent en fait tous la même chose.
Le grand Bob sort de son style habituel avec ce chant mythologique. Cela peut étonner. Il prouve néanmoins une fois de plus qu’il est un auteur cultivé, intelligent et roué. C’est l’essentiel.
Le dernier chant d’Orphée, Robert Silverberg
Commentaires
Pour l'itw, totalement d'accord, inutile et creuse (je n'en parle même pas dans la chro). Je crois qu'ils ont recyclé une interview datant de la parution de l'intégrale en 4 volumes (qui par ailleurs est à lire absolument).
@ Guillaume : J'ai vu oui. Ya tellement de versions de ces textes. Il fallait bien qu'il apporte un petit quelque chose. O ny sent bien il me semble le concept grec d'ananké comem moteur de la tragédie. Pour Nietzsche c'est d'ailleurs de la réunion d'Apollon et de Dyonisos que nait la tragédie. C'et ce que réalise Orphée dans la nouvelle. Si je pouvais l'interviewer, c'est ce que je lui demanderais.
Alors même s'il ne semble pas faire l'unanimité, pour quoi pas !