Le "
Grendel" de John Gardner, c’est la saga de
Beowulf vue du côté du monstre, Grendel.
Le renversement de point de vue dont il est question ici amène le lecteur à s’interroger sur sa propre vision du monde et sur la manière dont les histoires lui sont rapportées. Ce n’est jamais une mauvaise idée, en soi. Je ne sais pas si cette technique était encore rare en 1971, mais il est, depuis, devenu fréquent d’inverser le point de vue afin de donner à voir la vison de l’autre, le plus souvent vaincu, défavorisé ou stigmatisé à qui on rend une parole volée par les dominants, même si
Les Bienveillantes de Littell sont une exception à la règle que je viens imprudemment d’énoncer.
Grendel est un monstre, certes, mais il est bien proche de l’humain, humanoïde dans sa forme comme dans ses pensées et sentiments, tel un double sombre de celui-ci, illustration de ce que Freud appelait «
l’inquiétante étrangeté ». Il ne sait d’ailleurs pas, au début, qu’il est monstrueux, jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il est capable de susciter la peur par sa seule présence, comme le personnage tragique du
Je suis d’ailleurs de Lovecraft. Au contact des humains, il découvre deux choses. D’une part, il perçoit la perception que ceux-ci ont de lui, celle d’un monstre terrifiant, d’autre part, il découvre qu’il est possible et banal de tuer pour le plaisir ou pour la conquête, lui qui ne tuait jusque là que pour se nourrir. Tuer, guerroyer, conquérir, la folie des hommes lui apparaît dès l’abord. Et Grendel apparaît, par comparaison, plutôt comme une force de la nature sans vraie malignité.
Puis il découvre le skalde du roi Hrothgar. Celui-ci chante les victoires et la gloire de son roi. Grendel comprend grâce à lui que l’Histoire n’est que la reconstruction de la réalité passée. Il apprend par là même que le passé n’existe pas en tant que tel, qu’il n’y a qu’historiographie, voire hagiographie. Mais le skalde lui enseigne aussi, involontairement, autre chose : le pouvoir de l’art comme création, la capacité qu’ont certains hommes, par la parole, de mouvoir les sentiments. Il comprend enfin qu’il est nécessaire aux hommes, comme part de merveilleux, de crainte, qui les éloigne de leur nature strictement prosaïque. Par Grendel, grâce à lui, et par l’entremise du skalde, les hommes échappent au désenchantement du monde, à la « cage de fer » d’un rationalisme qui inquiétait Max Weber. Grendel est la tragédie dont les hommes ont besoin.
Conversant avec le Dragon, Grendel apprend qu’il n’y a pas de transcendance (si ce n’est celle du Dragon lui-même peut-être). «
Dieu est mort », proclame le Dragon à la face d’un Grendel qui en sombre dans un nihilisme mortifère. Nietzsche cherchait comment éviter le nihilisme guettant une civilisation européenne qui avait annoncé la mort de Dieu. Grendel y plonge à corps perdu, se lançant dans une guerre absurde contre Hrothgar, semée de mort et de destruction, car, « si Dieu est mort, tout est permis ».
On croise aussi dans Grendel un héros qui découvre à son corps défendant que Mishima a raison quand il pose que « la voie du samouraï c’est la mort ». Privé d’une mort glorieuse par Grendel qui refusera toujours de le tuer, il s’assèchera lentement, devenant l’ombre d’un héros puis l’ombre d’un humain.
Retour à Nietzsche,
l’Antéchrist cette fois, avec un clergé danois traitre qui ne croit plus au divin, même quand il semble être sous son nez, et qui ne fait que gérer la boutique. Seul le plus vieux prêtre, proche de la mort, et le plus jeune, pas encore corrompu, gardent un peu de foi.
Sens du sacrifice avec la mariage de Hrothgar, malédiction de l’homme de pouvoir qui sait qu’un autre, plus jeune et plus violent, viendra un jour lui voler le royaume qu’il s’est taillé à la pointe de l’épée, mortelles querelles de succession à venir, qui préfigurent aussi bien Hamlet qu’Henry III, arrivée de Béowulf qui excite et ravit Grendel car enfin, dans la stase stérile de son existence, un peu de nouveau survient.
Ajoutons à cela une discussion un peu surréaliste avec un bien sage paysan, conversation que je qualifierais de marxo-wéberienne, durant laquelle sont posés deux principes : celui suivant lequel l’Etat n’est que le détenteur de la violence légitime à un moment donné, et celui selon lequel l’Etat a pour seule fonction de maintenir l’ordre établi et de garder les puissants au pouvoir en usant de la force. Ici, j’avais un peu l’impression d’assister à la tirade des paysans marxistes dans Sacré Graal.
Puis Nietzsche revient par l’intermédiaire d’une allusion à la
transvaluation des valeurs qui, pour le paysan (reconverti en Zarathoustra danois protohistorique), implique une révolution.
A la fin, pour passer le temps, je me suis amusé à tenter de relever toutes les références intellectuelles d’un livre qui n’en manque pas (et c’est, dans ma bouche, une qualité).
Néanmoins la tentative de requalification de Grendel n’a jamais vraiment fonctionné. Le style elliptique et sec, les ruptures fréquentes de forme, j’aurais pu y résister si le personnage de Grendel avait été un tant soit peu exaltant. Mais, noyés dans un nihilisme mornissime, la créature comme le récit ne parviennent jamais à emporter l’imagination ou l’envie. J’ai bien plus ri et vibré en lisant
Par-delà le bien et le mal ou
l’Antéchrist qu’en m’infligeant les réflexions que Gardner en a tirées.
Finalement, tué par Béowulf, (accident ou acte manqué suicidaire), Grendel disparaît, emportant avec lui son désespoir de vivre. Rien n’a valu d’être regretté, pas
d’éternel retour pour le troll. Qu’importe, des croquemitaines comme lui, il y en a d’autres, pour faire croire à l’Homme qu’il y a quelque chose au-dessus de lui.
Grendel, John Gardner
L'avis de Nébal
Commentaires
C'est ta sélection pour les 13 ans de Lunes d'Encre ?
En tout cas bravo pour cette critique argumentée et référencée. :)
Après, c'est ma perception, d'autres peuvent aimer ce livre.