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Le Dragon Griaule", c’est d’abord un bel objet éditorial. Six longues nouvelles réunies par Le Bélial sous une superbe couverture de Nicolas Fructus. Une retraduite, quatre inédites en français, et une dernière qui est inédite non seulement en français mais également en anglais. Traduction de Jean-Daniel Brèque, illustrations intérieures du même Fructus, postface de l’auteur, bibliographie exhaustive. Dire que "
Le Dragon Griaule" constitue une Bible française de Lucius Shepard n’est pas exagéré.
Le Dragon Griaule, c’est aussi un dragon monumental, long de 6000 pieds de la queue au museau, paralysé, pétrifié même, il y a des millénaires de cela, par un magicien qui échoua à le tuer. Autour de son corps inerte, dans la vallée de Carbonales, la Nature puis l’Homme ont repris leurs droits. Griaule est devenu une sorte de colline, couverte de végétation, près de laquelle se trouvent plusieurs villes. Immobile, silencieux, mais ni inconscient, ni inactif. Griaule influence (influencerait ?) les pensées des habitants de la vallée, les poussant à leurs actes de malveillance, et cherchant un moyen d’échapper à son multiséculaire emprisonnement. Griaule corrompt ce qui l’entoure, il est la Source de tout Mal. Griaule, c’est le Malin du Moyen-Age, cause et origine des mauvaises pensées et des péchés. Griaule, c’est aussi Cthulhu, endormi dans R’lyeh l’engloutie et s’invitant dans les rêves des fous pour les inciter à le libérer.
Le monde de Griaule est un XIXème siècle très légèrement décalé du notre ; on y trouve un dragon et un peu de magie. Le lecteur reconnaîtra sans peine et sans surprise le reste de la réalité. Les six nouvelles lui donneront quelques éclairages sur l’effet, possible, qu’a le dragon sur le monde et les hommes.
L’Homme qui peignit le dragon Griaule est la nouvelle initiale qui donna naissance, du fait des cinq qui suivirent à la demande des lecteurs, à une mythologie historique dont la forme fragmentée et partiellement involontaire rappelle celle de Lovecraft par exemple ; enrichie par chaque nouveau texte, même si chacun peut être lu indépendamment des autres et même sans les connaître. On y voit comment il fut décidé de peindre le dragon pour le tuer en l’empoisonnant, comment la mort du dragon, étalée sur des décennies, coûta à la ville de Téocinte son honneur et sa liberté, ainsi qu’une destruction et un pillage à grande échelle des ressources naturelles.
La Fille du chasseur montre comment le dragon parvient régulièrement à régénérer son écosystème interne en usant d’esclaves humains qui vivent dans son labyrinthique corps, et combien il est difficile d’échapper à son influence.
Le Père des pierres est une amusante et brillante histoire de procès visant à déterminer si un meurtre a été inspiré par Griaule. De mensonges en faux semblants, on y voit l’explication draconique sortir première de l’application du rasoir d’Occam.
Dans
La Maison du menteur, Griaule tente d’échapper à son état par la reproduction, une reproduction forcément destructrice.
L’Ecaille de Taborin signe la fin de Griaule. Enfin mort, le dragon voit son corps débité en innombrables fragments éparpillés aux quatre vents. Mais, tel un Christ ophidien, par sa mort il se répand, étendant son influence au monde.
Avec
Le Crâne, retour dans une Amérique du Sud
chère à Lucius Shepard. Description rapide et brillante de l’histoire d’une république bananière de la mort de Griaule jusqu’à nos jours, puis récit de la résurrection du dragon, allié et inspirateur du parti fasciste violent qui détient le pouvoir au Temalagua. On y voit la misère, la brutalité, les injustices criantes qui caractérisent ces pays martyrs.
Dans ces nouvelles, Shepard montre sans concession les faiblesses et les bassesses humaines, la misère des rapports humains, le calcul balzacien des vies bourgeoises, et la brutalité subie et imposée des autres. Quelle part de ce Mal trouve son origine dans l’influence délétère du dragon, quelle part n’est que la nature humaine ? C’est toujours impossible à dire, et la question fascine.
L’écriture de Shepard est limpide. Le plaisir du style est intense. D’un classicisme qui rappelle vigoureusement le XIXème siècle (avec même quelques termes désuets et charmants), à une narration bien plus contemporaine pour
Le Crâne, le style riche et imagé de Shepard emmène le lecteur, en sollicitant tous ses sens, dans le monde qu’il décrit, au fil d’une lecture que le plaisir formel rend aisée et rapide. C’est un livre à lire absolument si on aime la littérature.
Le Dragon Griaule, Lucius Shepard
Les avis de
Lorhkan, de
Lhisbei, d'
Efelle, de
Cédric Jeanneret, de
Tigger Lilly
Commentaires
Belle chronique, ça fait envie !
@ Lhisbei ; Je partage totalement l'enthousiasme (inspiré par Griaule) de ta chronique.
Très bon recueil, qui mérite d'être lu par le plus grand nombre !