Georges Panchard est l'auteur, suisse et talentueux, des romans
Forteresse et
Heptagone, publiés par Ailleurs et Demain. Après avoir plongé dans ses livres, il était important de savoir ce que leur créateur pouvait nous en dire de plus. Je le remercie d'avoir accepté de répondre à ces quelques questions sur son oeuvre, et ce qu'il y a mis de sa vision du monde.
1)
Bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à ces quelques questions. Pouvez-vous commencer par vous présenter aux lecteurs qui vous connaissent mal ?
Né en 55, date de la mort à déterminer. Juriste au sein de l’autorité suisse de l’aviation civile. Occidental, athée, francophone, suisse (dans l’ordre).
2)
Seulement deux romans en sept ans. Pourquoi un rythme d’écriture aussi peu intense ?
Parce que je travaille à plein temps, que j’ai une famille et que je suis un glandeur (dans le désordre).
3)
Quels sont les auteurs dont vous aimez le travail, et qui auraient pu éventuellement, vous inspirer pour la création de votre monde ou le style de la narration ?
Je suis un fan de Iain Banks, et cela concerne ses deux genres d’écrits, la SF et le reste. J’admire aussi, à des degrés divers, des gens comme Neal Stephenson, Alastair Reynolds, William Gibson, Elisabeth Vonarburg, Peter Hamilton pour la trilogie Greg Mandel, Richard Morgan pour la trilogie Kovacs, Connie Willis pour ses nouvelles… Mais Banks est le seul qui me donne un tel sentiment de constance dans la qualité, même si L’algébriste est très loin de L’usage des armes ou de Walking on Glass (pas traduit, et non, ce n’est pas La plage de verre). J’ajouterai un coup de cœur pour les nouvelles de Jean-Claude Dunyach et Sylvie Lainé.
4)
Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez écrit le très déstructuré Forteresse ?
Ce que je peux dire, c’est qu’à l’époque, je ne pensais pas être capable d’écrire un roman. Je suis donc parti avec l’idée d’écrire une nouvelle. En chemin, je me suis dit que ce serait une novella, avant de réaliser que je n’écrirais effectivement jamais de roman si je n’en faisais pas un avec ça.
Quant à la (dé)structure en nombreux chapitres courts et datés, elle s’est imposée d’entrée.
5)
Et d’où est venue l’idée (brillante) d’induire héros et lecteurs en erreur ?
La fausse piste est un artifice narratif qui doit être aussi vieux que l’écriture. Dans ce cas précis, il m’est apparu que la dualité entre l’invention du Fantôme indétectable de Sven Carlson et le programme d’altération mémoriel GHOST rendait la confusion particulièrement plausible et, en ce qui me concernait, séduisante. En fait, et je m’en suis aperçu après coup, outre le temps et sa perception (j’y fais allusion dans Heptagone, dans le chapitre Clayborne), Forteresse est un roman largement fondé sur le thème de l’erreur, et c’est un des plus fascinants qui soient.
6)
Pourquoi être revenu à une narration plus standard pour Heptagone ?
Parce qu’elle est centrée sur chacun des personnages, individuellement. Cela tient à la genèse même du livre. Je mentionne dans le chapitre Clayborne que Gianna Caprara ne lui a pas dit où elle s’était cachée pour échapper au ninja d’Eien. Ça a dû me travailler aussi, parce que l’écriture a commencé par ce chapitre, celui qui se passe dans un couvent en Italie. Ceci dit, il y a toujours des allers et retours dans le temps, mais pas d’enchevêtrement des sept lignes narratives comme dans Forteresse.
7)
Vous utilisez de manière centrale de nombreux acronymes. Avez-vous une relation particulière à cette forme d’énonciation ?
Ils font partie du monde des personnages qui vivent dans un environnement high-tech et largement anglo-saxon. A ce sujet, si vous avez envie de vous marrer, je vous conseille de lire les pages concernant l’attribution des marchés des forces armées américaines, telle que décrite par Kim Stanley Robinson dans The Gold Coast, le deuxième volet du triptyque éponyme.
8)
Dans votre diptyque, vous décrivez un monde dans lequel les religions sont la cause de la plupart des malheurs qui surviennent dans le monde. Cela correspond-il à votre vision des choses et, si oui, pouvez-vous la développer un peu ?
J’ai envie de vous renvoyer au dernier bouquin que j’ai lu, Le dernier chasseur de sorcières, de James Morrow. En Iran, des dizaines d‘hommes et de femmes sont pendus chaque année pour crime contre Dieu. John Kerry, un des candidats républicains éliminés lors des primaires, a demandé trois jours de prière pour maîtriser la crise économique aux Etats-Unis. La prééminence du religieux sur le séculier est évidente dans le monde islamique, mais ne s’y limite pas (voir mes propos sur les Etats-Unis ; et lorsque la Conférence des évêques suisses peut faire interdire une affiche réalisée dans le cadre de la lutte conte le sida et proclamant que « Seul le pape met le préservatif à l’index », on est bien dans l’obscurantisme religieux. J’aurais souhaité une affiche disant : « Messieurs les évêques suisses, allez vous faire mettre – avec un préservatif, bien sûr »). La théocratie est le pire système de dictature parce qu’il permet de tout justifier par un jeu de références irrationnelles puisque mystiques.
9)
L’idéologie contemporaine, notamment la social-démocratie à la scandinave et le politiquement correct que vous ridiculisez à juste titre dans Forteresse, vous semble-t-elle une source d’impuissance politique ?
Non seulement politique, mais créatrice. Pensez-vous vraiment que la liberté d’expression est encore une réalité en France comme en Suisse ? Il s’est trouvé un internaute pour demander si l’écriture de Forteresse ne devrait pas me valoir des poursuites pénales. Ça se passe aujourd’hui, chez nous.
10)
Etonnamment, je n’ai pas eu le sentiment dans vos romans qu’il y avait une crise énergétique forte, crise qui est présente dans presque tous les romans qui décrivent les cinquante années à venir. Pensez-vous donc que le problème est surestimé ?
C’est une question intéressante, parce que je ne me la suis absolument pas posée en cours d’écriture (de Forteresse), contrairement à celle du changement climatique, que je ne pouvais ignorer après avoir lu la trilogie Greg Mandel. Et là, je devais faire le choix de la cohérence : ou je partais de l’idée qu’il y avait eu de profonds bouleversements liés à un réchauffement global, et cela devenait une composante majeure de l’environnement dans lequel les personnages se mouvaient (composante qui pouvait avoir des corollaires narratifs), ou je l’évacuais totalement. C’est la solution que j’ai choisie, à ceci près que j’y ai fait un petit clin d’œil en passant, en écrivant que Gianna Caprara, roulant en train vers le centre de la Suède, passe des heures à regarder des hibiscus – pas vraiment une flore nordique.
11)
Les primaires républicaines 2012 aux USA mettent en avant des candidats très conservateurs sur le plan sociétal (même si Rick Santorum s’est retiré). Craignez-vous que l’évolution juridique aux USA suive peu ou prou la pente que vous décrivez dans vos romans ?
A certains égards, les USA sont déjà une théocratie (voir plus haut). Dans certains Etats, le fait de s’affirmer athée est considéré comme un risque physique : c’est juste pour situer. Et soit dit en passant, je viens de lire que des groupes de chrétiens américains en surpoids se lancent dans des régimes d’amaigrissement « pour le Seigneur ». Ce qui est terrible quand on écrit de la fiction, c’est cette l’obstination de la réalité à en faire davantage.
12)
Comment qualifieriez-vous le risque pour la démocratie laïque que représentent les mouvements salafistes et leurs actions en Europe ? Que devraient faire les européens pour prévenir ce risque, si risque il y a ?
Indépendamment des attentats, c’est l’esprit de soumission de certains milieux occidentaux que je crains le plus. Un peu comme on nous disait il y a trente ans qu’il valait mieux être rouge que mort, certains pensent aujourd’hui qu’il vaut mieux écorner un brin ses principes que de risquer de contrarier les musulmans, qui pour la plupart n’en demandent pas tant. Le seul moyen de résister à l’intimidation, intellectuelle et morale ou physique selon qui la pratique, est le refus de transiger avec les valeurs occidentales, à commencer par cette petite chose appelée liberté. S’imaginer que l’on satisfait des extrémistes religieux en leur faisant des concessions revient à mettre sa main dans un engrenage en espérant qu’il est fait d’acier humaniste.
13)
Vos romans décrivent des Etats impuissants qui laissent le champ libre aux actions des FTN. Pensez-vous que c’est le monde vers lequel nous nous dirigeons ? Et si oui, voyez-vous une solution à l’anomie engendrée dans le champ économique par la mondialisation et la transnationalisation ?
Dans mes bouquins, les Etats ont vu leur pouvoir se diluer face à des entreprises qui deviennent des sortes de baronnies internationales (je ne vais pas tout à fait aussi loin que Richard Morgan dans Market Forces). Je suppose que c’est un des aspects du monde actuel, indépendamment de toute spéculation futuriste. La question est : où mettre le curseur entre la souveraineté/primauté des Etats et la liberté d’action des entités privées ? Ce qui me semble important, c’est que les rôles soient clairement délimités, que les Etats définissent leurs compétences et prérogatives d’une manière claire, et d’une certaine façon subsidiaire, sans prétendre se mêler de tout, mais en restant très ferme, et en se donnant les moyens de l’être, sur les questions relevant naturellement de leur champ d’action.
14)
Pouvez-vous m’expliquer en juriste comment on passe de l’abstention massive prônée par les bibleux (dans Heptagone) à un changement complet de régime, avec sécession qui plus est, en aussi peu de temps et apparemment sans violence ?
Précisément, le mécanisme n’est plus « juridique » parce que, comme Beveridge le dit, il ne s’agit pas d’une alternance conforme à la Constitution des Etats-Unis, mais d’une révolution qui aboutit à l’abrogation de celle-ci et son remplacement par une autre, la Constitution biblique de 2028. Il y a une violence explicite dans le processus, mais il est vrai qu’elle est limitée eu égard à l’échelle de l’événement.
15)
Heptagone donne un peu l’impression d’être un retour explicatif sur le monde de Forteresse. J’ai eu le sentiment que vous vouliez, en développant votre monde et son histoire récente, expliquer que ce n’était pas l’Islam en tant que tel, mais son application politique radicale qui vous inquiétait, et au-delà l’application politique radicale de n’importe quelle religion, y compris le christianisme. Y a-t-il eu volonté pour vous de clarifier ce que certains des premiers chroniqueurs de Forteresse considérèrent parfois comme un discours un peu limite ?
En revenant sur le passé des personnages, je ne pouvais pas éluder l’événement central de leur vie que représente une guerre civile. Inévitablement, cela m’amenait à creuser un sujet dont il est révélateur de constater que bien qu’il n’occupe que peu de lignes de Forteresse (dont il n’est qu’un arrière-plan historique), il a largement occulté l’essentiel du roman chez certains lecteurs. Il y a des cécités qui en disent beaucoup.
Mais le vrai sens de la question ne serait-il pas de savoir si je m’en veux d’avoir blasphémé, si je demande pardon ? Dans ce cas, la réponse est non : je n’ai pas encore été touché par la grâce.
Je remercie Ailleurs et Demain qui a facilité cette interview.
Commentaires
et puis heureusement dans ce questionnaire il dit encore plein de choses qu'il ne nous a pas dites en livre :p
Super interview d'un auteur que je ne connaissais pas mais qui m'a vraiment impressionné à travers ses deux romans ! Bravo Grom ! ;)