"Forteresse" est le premier roman de Georges Panchard, publié en 2005. C’est un thriller d’anticipation efficace et très politiquement incorrect. Tant mieux.
Dans un monde (autour de 2037) mené à bout de souffle par plusieurs crises, dominé par des multinationales géantes et surpuissantes en guerre ouverte les unes contre les autres, un complot pour tuer le président d’une de ces gargantuesques entreprises est supposé être en préparation. Le roman raconte l’enquête (parfois très violente) conduite par le chef de la sécurité de la mégacorporation pour déjouer à temps un projet d’assassinat sur lequel il ne sait presque rien, et sauver la vie de son président.
"Forteresse" est un roman très astucieusement construit. Le lecteur suit, grosso modo, quatre fils, l’un décrivant l’enquête (avec le chef de la sécurité en personnage principal), un autre la préparation du dit complot, un troisième, double, décrivant les actions annexes à l’affaire, et un quatrième, étonnant, qui semble n’avoir aucun rapport avec les autres. Les fils ne sont pas synchronisés (il y a des décalages de quelques mois, voire de quelques années, entre trois des quatre fils), ce qui fait complexifie la vision que le lecteur a de la situation. Le but ici est de le plonger dans le même brouillard de guerre que celui dans lequel baignent les protagonistes du roman. De ce fait, c’est plutôt réussi, et quantité d’éléments ne s’imbriquent qu’au fil de la lecture, voire seulement à la toute fin, stupéfiante tant le lecteur aura lui aussi été victime de la dissimulation et du secret contre lesquels se débattent les protagonistes du récit. "Forteresse" est là où on ne l'attend pas, et même si on sent que quelque chose ne va pas, impossible de mettre le doigt dessus jusqu'à la conclusion. Sa construction même montre que "Forteresse" n’est pas seulement un roman d’action futuriste plutôt bien mené, mais qu’il est surtout un roman sur la paranoïa, le secret, les faux-semblants, tout ce qui caractérise les interactions d’entreprises et de mafias prises dans un environnement conflictuel non régulé ; il n’y a pas de droit international public des mégacorporations dans le monde de Panchard (rappelons que celui-ci est juriste). La règle est l’espionnage, la dissimulation, la guerre, les black-ops, la diplomatie secrète, sans la retenue ou la pudeur dont font preuve le plus souvent les Etats dans la vie internationale, même si c’est bon gré mal gré. Face à des Etats devenus largement impuissants (sauf un), les communautés privés (entreprises, mafias), telles des grands féodaux, détiennent le pouvoir véritable et elles animent, par leurs conflits, les vies nationales et internationales.
Le monde de "Forteresse" est, bien sûr, un monde avancé par rapport au notre sur le plan technologique, et les habitués du cyberpunk ne seront guère dépaysés, même si Panchard va moins loin que Gibson ou d’autres, en particulier dans l’utilisation de l’informatique. Son style rappellera plutôt le
Black Man de Richard Morgan, avec ses armées privées corporatives et son équipement militaire hitech. Dans cet univers de peu de foi, "Forteresse", d’une certaine manière, choisit le camp des « good guys ». Les personnages principaux liés au complot (chef de la sécurité, enquêtrice italienne, assassin japonais) sont plutôt des personnes honorables ; même la multinationale attaquée tente d’avoir une approche éthique qui la démarque de ses concurrentes et qui explique en partie pourquoi elle est plus spécialement visée. Les nécessités de la confrontation transforment les uns et les autres, ruinent leurs vies et leurs idéaux, les mettent à l'écart de toute relation de confiance possible et d'une vie normale, dans ce qui ressemble quand même à un grand gâchis.
Surtout, le monde de "Forteresse" est une dystopie involontaire (c’est à dire sans volonté créatrice centralisée). Des guerres civiles ont eu lieu (j’y reviendrai), des virus mortels circulent, l’environnement est encore plus dégradé qu’aujourd’hui et les inégalités plus criantes. On pourrait dire que presque tous les écrivains d’anticipation décrivent un monde à venir invivable (ça ne donne guère envie) et que Panchard n’est guère original. Ce n’est pas faux, néanmoins l’auteur explore des territoires sur lesquels les autres n’entrent que sur la pointe des pieds, s’ils y entrent.
Parlons donc de monde de Panchard, et de la question du « politiquement incorrect » qui dans notre monde est l’équivalent d’une accusation en apostasie.
Les américains y sont presque tous obèses. Cela peut paraître un détail anecdotique mais l’important n’est pas là. Les obligations de non discrimination et de non stigmatisation amènent à représenter des obèses partout, sur les œuvres d’art par exemple. La Cène, peinte dans le livre, réunit un Christ et des apôtres obèses. Mais le délire PC ne s’arrête pas là. Le peintre doit représenter aussi un ou deux apôtres minces sur son tableau, afin de ne pas être soupçonné de stigmatiser les minces en les laissant en dehors de ce moment important de la culture de sa société. Mais encore, il ne faut pas que les minces soient des « méchants » pour ne pas donner l’impression que les minoritaires seraient soupçonnés d’avoir de moindres valeurs morales. J’arrête là. Je pense un tel avenir aussi crédible que celui d’une Terre desséchée par le réchauffement climatique (voir la liste des mots à ne plus utiliser dans l’enseignement public US pour ne pas choquer l’une ou l’autre tendance idéologique ou religieuse, voir les entreprises qui n’organisent plus de fête de Noel pour leurs salariés pour ne pas mettre en porte à faux ceux qui n’y croient pas ; les exemples abondent et on les trouve sans difficulté dans l’actualité).
Ensuite le monde de Panchard a connu un « choc des civilisations », concept diabolique s’il en est pour l'Européen moyen,
a fortiori si elle prend la forme d’une guerre civile européenne entre des mouvements islamistes radicaux en quête de pouvoir et des "autochtones", réfractaires à la mise en place de systèmes politiques inspirés par l’Islam. Et ça, dans notre civilisation, ce n’est pas dicible (pourtant Panchard prend un malin plaisir à décrire les évènements passés, et les sentiments à vif des personnages sur ces évènements passés, et il le fait d'une manière très crue). Or, l’idéologie européenne post-WWII, faite d’impuissance volontaire, d’angélisme, et de repentance perpétuelle, postule que l’Autre est forcément bon et sympathique, et que même si par extraordinaire il ne l’était pas, il aurait bien raison d’être en colère au vu de toutes les atrocités commises par l’Homme Blanc, au fil d’une Histoire qui n’est finalement que le long catalogue de ses méfaits. Critiquer l'Autre, s'il n'est pas notre propre Autre (le fasciste ou le catholique intégriste) est impensable. J’ai envie de renvoyer simplement à ma position concernant le
Flashback de Dan Simmons. Ce qui est fascinant néanmoins, c’est que les vapeurs que certains lecteurs ont ressenties à la lecture de "Forteresse" ne seraient sûrement pas advenues si "Forteresse" ne s’en était pris qu’aux chrétiens. Car finalement Panchard tape avec un égal plaisir sur toutes les idéologies (les religions n’étant que des idéologies un peu particulières), comme sources d'interprétations totalitaires du monde. Les chrétiens radicaux au pouvoir dans la majeure partie des USA sont des tarés et ils sont décrits longuement comme tels (Panchard l’écrit d’ailleurs noir sur blanc), les juifs se battent entre eux à NY entre factions orthodoxes et libérales. Tout ceci est acceptable. Mais il s’en prend aussi aux sociaux-démocrates et aux radicaux musulmans et là, les anticorps sociaux-démocrates entrent en action, car toute idéologie lutte pour sa propre survie. Voir présenter les humanistes européens comme aussi tarés que les chrétiens fondamentalistes (seulement d’un genre différent, l'exemple des armes dans l'école suédoise est simultanément hilarant et consternant) est impossible pour l'Européen moyen, tant sa propre idéologie est un point aveugle pour chacun. Et présenter les radicaux musulmans comme agressifs et violents, porteurs d’un projet de domination politique pouvant conduire à la guerre, ça non plus ça ne se fait pas. Rappelons-le, l’Autre est notre ami et, par nature, il est bon et sympathique.
Pour terminer j’ai envie de dire un mot sur le sexe dans le roman. On peut être amical et dire qu’il est le reflet des flots d’hormones qui circulent dans les corps de males alpha des protagonistes et que l’auteur n’a pas voulu être plus PC dans ce domaine que dans les autres, ou inamical et dire que l’auteur se complaît un peu dans un style SAS. De toute façon les scènes de sexe en littérature m’ennuient en général. Celles-ci n’ont pas fait exception.
Forteresse, Georges Panchard
L'avis d'Anudar
L'avis de Lorhkan
L'avis de Tigger Lilly
L'avis de Lhisbei
Commentaires
Merci pour le lien, je m'occupe de te rendre la pareille !
Je ne vois pas quoi ajouter ici à ma chronique. Je crois quand même ta critique un peu excessive.
Les goûts et les couleurs...
Belle chronique en tout cas, je partage la plupart de ce que tu dis !
@ Lorhkan :)
Je me souviens de ma lecture à l'époque, qui m'a fait à peu près la même impression qu'à rmd, sauf en ce qui concerne la construction du récit, que j'avais trouvé très réussie. Pour le contenu, ça m'avait paru à peu près aussi intéressant que de regarder les actualités à la télé (ce que je fais très régulièrement, comme quoi...) Mais il se peut que, justement, ce roman plaise surtout à ceux qui ne regardent pas les actualités: ils ressentent alors peut-être une impression d'exotisme.
Oncle Joe
Il est clair que le politiquement correct poussé à l'excès mène à des situations complètement dingues que l'auteur ne fait qu'exacerber dans son bouquin. Exemple : il y a quelques années, les décorations de Noël ont été retirées de l'intérieur du Palais de Justice de Bruxelles car "ça pouvait choquer la communauté musulmane de Belgique". Ça avait fait un beau scandale dans la presse... Ils n'ont apparemment pas réitéré l'année d'après.
Je te linkerai dès que j'aurai un meilleur accès.
Néanmoins, à chaque fois que je lis une revue de ce bouquin, ça tourne à chaque fois aux débats idéologiques et politiques.
Je trouve ça un peu dommage, car outre le fait qu'il y ait bien sûr des passages dont on pourrait se passer sans problème (ex: la lesbienne), la fin me semble particulièrement intéressante, et je me demande encore si j'ai tout compris.
Difficile cela dit d'en parler sans spoiler.