"Anno Dracula" est un roman chatoyant de Kim Newman (l'illustration ci-dessus représentant parfaitement l'esprit du livre), situé en 1888, à Londres, juste après la victoire de Dracula.
Victoire de Dracula ?!? Pourtant, à la fin du brillantissime "Dracula" de Bram Stoker, le monstre est vaincu, si mes souvenirs sont bons. Dans l’univers uchronique de Newman, non. Dracula a gagné, il a mis en fuite ses ennemis, il a même fini par transformer la jeune reine veuve Victoria en vampire et par l’épouser, devenant ainsi Prince Consort, nanti d’un pouvoir presque illimité sur l’empire britannique. Quand un second monstre fait son apparition, et égorge puis éventre les prostituées vampires de Whitechapel, signant ses crimes du nom de Jack l’éventreur, quantité de groupes influents se mettent sur ses traces, chacun espérant faire avancer ses intérêts propres.
"
Anno Dracula" est un feu d’artifice romanesque. Kim Newman, homme sans doute totalement dépourvu d’un surmoi lui disant « Là, tu exagères », s’est fait plaisir en réunissant dans les mêmes pages tout ce qui compte dans le XIXème anglais, historique ou fictif. Le casting du roman est sûrement le plus impressionnant que j’ai jamais vu. Pour le lecteur, c’est l’équivalent d’une visite dans la caverne d’Ali Baba, chaque nouvel intervenant croisé apportant une part d’émerveillement supplémentaire. On rencontrera donc dans "
Anno Dracula", parfois comme personnage principal, parfois comme personnage secondaire, parfois comme simple figurant, voire mention d’un personnage hors champ, en vrac et de manière non exhaustive : d’abord les personnages survivants du "Dracula" de Stoker,
Jack Seward et
Art Holmwood ainsi que
Mina Harker et les mânes de
Bram Stoker et de
Van Helsing, mais aussi
Sherlock Holmes,
Lestrade,
Abberline,
George Lusk,
le colonel Moran,
le professeur Moriarty, la veuve de Bram Stoker,
le club Diogène,
Mycroft Holmes,
sir Charles Warren,
Jo Merrick,
Algernon Swinburne,
Oscar Wilde,
le peintre Basil Hallward (tiré de mon roman préféré),
le docteur Jekyll,
le docteur Moreau, etc… Et là où le roman est brillant et déprimant à la fois, c’est dans le fait qu’après m’être félicité d’avoir reconnu autant de références, j’ai compris à la lecture de la postface que j’en avais raté encore plus, des noms, des titres de chapitres, des lieux entre autres. Et le miracle s’accomplit, l’accumulation n’est jamais ridicule, elle est simplement fascinante. Pourquoi ? Car l’accumulation des références, loin d’être l’alpha et l’oméga du roman de Newman, n’est que le background dans lequel il développe une vraie histoire, ou plus précisément quatre histoires mêlées : la traque de Jack l’éventreur, la déchéance d’un vaincu rendu fou par les échecs et les pertes, la naissance d’un amour entre un humain et une vampire multiséculaire, la transformation sociale et les troubles politiques liés à la domination de Dracula et à l’intrusion du vampirisme.
La traque de Jack permet de visiter en profondeur les bas-fonds de la ville, non seulement Whitechapel, mais aussi des quartiers encore plus sordides. Misère ouvrière, armée de prostituées à l’espérance de vie brève, assommoirs sordides où s’abrutir de gin, éléments socialistes ou anarchistes agitant le bouillon du mécontentement, l’enfer du East End est longuement décrit dans "Anno Dracula".
La déchéance tragique de Seward (ici je ne
spoile pas, c’est lui qui commence le roman de manière explicite) décrit en détail le lent mais sûr chemin vers la folie d’un homme, rongé par la culpabilité, qui a trop perdu pour conserver son esprit intact, et ne vit plus que dans le souvenir mortifère de
Lucy Westenra. C’est d’ailleurs Seward qui explique au lecteur comment les évènements ont divergé par rapport à la version qu’il croit connaître.
L’histoire d’amour entre Charles Beauregard et la vampire ancienne Geneviève Dieudonné est touchante et sensible. Toute en finesse, elle se développe très progressivement au fur et à mesure de la connaissance grandissante que chacun a de l’autre, parvenant ainsi à dépasser ses préjugés, ses craintes, et ses engagements erronés antérieurs.
Enfin, la Londres d’"Anno Dracula" est très différente de celle qui existait vraiment à l’époque. Newman traite le vampirisme comme une colonisation (rien d’étonnant alors à ce qu’il récupère le personnage de sir Charles Warren, brillant soldat des guerres coloniales devenu chef de la police de Londres, qui traitera les londoniens insurgés comme il avait l’habitude de traiter les « indigènes ») ou l’arrivée d’une nouvelle religion. Dracula, qu’on ne voit qu’à la toute fin du livre, domine Victoria et gouverne de fait. Il place progressivement ses proches, vampires sortis de leurs cachettes séculaires, dans tous les rouages du gouvernement et de l’administration. De nombreux londoniens acceptent ou demandent le « baiser sombre », devenant vampires, habités par un espoir d’ascension sociale rapide dans la nouvelle société qui s’instaure. On imagine bien les conversions au christianisme ou les conversions culturelles des bourgeoisies comprador du monde entier. Mais, comme pour les conversions au christianisme par exemple, une prostituée des bas-fonds de Whitechapel, une fois transformée/convertie, reste une prostituée des bas-fonds de Whitechapel, si ce n’est qu’elle est, de surcroit, vampire, qui plus est jeune vampire, fragile et promise à une espérance de vie courte (les vampires sont très résistants, pas soumis à tout le folklore de l’ail et des crucifix à moins d’y croire eux-mêmes, mais ils ne sont pas invulnérables). Il n’y a que pour la grande bourgeoisie ou la noblesse que la conversion peut amener à de hautes fonctions.
Si la société de Dracula est nouvelle, elle est aussi très dangereuse. Beaucoup de vampires (pas tous) se comportent comme des soldats coloniaux en terrain conquis, usant et abusant des locaux au sang chaud, de nouveaux commerces abjects se développent (parents, dignes de Fagin auquel il est fait allusion, vendant le sang de leurs enfants), un code pénal surgi du fond du cerveau dément d’un barbare du XVème siècle se met en place, faisant d’une nation avancée culturellement un pays où l’on empale pour des motifs variés, de mœurs par exemple, où l’on pique des têtes coupées aux portes du palais de Buckingham, et dans lequel des camps de concentration reçoivent les prisonniers politiques à la suite de leur « disparition » de la vie publique. Les troubles sont fréquents, et on voit s’affronter dans la capitale partisans du nouvel ordre et contempteurs des vampires, donnant lieu à un « Bloody Sunday » avant l’heure, sous le regard intéressé et manipulateur des factions en lutte pour le pouvoir ou le contrôle. Le coeur battant de la ville est dans le palais de Buckingham, transformé par Dracula et ses médiévaux "Gardes Carpates" en chambre des horreurs, et qui est devenu l'épicentre du pouvoir et de la perversion. C'est dans le palais que tout se conclura aussi.
Au final, "Anno Dracula" est un roman non seulement agréable mais aussi époustouflant par le tour de force qu’il constitue, auquel je reprocherai seulement une résolution un peu trop rapide et abrupte. Une telle histoire aurait mérité une conclusion plus développée.
Lu dans le cadre du Winter Time Travel 2
Commentaires
Oula, c'est une nouvelle interface de commentaires.
Tentant même ! :)
Le fond me rappelle Alan Moore, à voir suivant comment tout cela se dénoue.