"Desolation Road" est le nom d’une minuscule bourgade perdue au milieu du désert martien qui grandira, pour son malheur, jusqu’à sa destruction, car, même tapie au milieu de nulle part, il ne lui fut pas possible d’échapper au monde.
"
Desolation Road" est l’un des romans les plus foisonnants que j’ai lu depuis longtemps. Le nombre des personnages est très élevé (McDonald inaugure ici son don de l’intrication des destins qui explosera dans
River of Gods), tous nantis de noms invraisemblables. Ils utilisent une technologie futuriste, nommée aussi de manière incroyable. Terraformation, fusion nucléaire portable, engineering météo, technologies spatiales, déplacements temporels, génétique avancée et bio engineering, etc. Mais, en réalité, "
Desolation Road" c’est
Deadwood sur Mars (avec certes une fin plus tragique). Du western, McDonald garde tout (et je vais écrire ici un inventaire à la Prévert comme il y en a plusieurs dans le livre) : la petite ville au milieu du désert, sa voie de chemin de fer qui la traverse et la relie épisodiquement au reste du monde, ses familles fondatrices, son « maire », son « saloon », ses parcelles distribuées libéralement aux premiers arrivants (tous marginaux, fuyards, freaks en recherche d’un avenir meilleur ou d’une chance de survie), ses familles ennemies (comme les O’Timmin et les O’Hara de Lucky Luke ^_^), ses mafieux, ses adultères, ses coups de foudres, ses petits et grands secrets connus de tous, ses forains qui passent régulièrement et apportent l’extérieur dans ce lieu clos, ses juges itinérants, ses pendaisons (réussies ou non), ses nouveaux arrivants de plus en plus nombreux, ses ambitieux qui quittent la ville assoupie pour réussir dans le vaste monde, etc.
Et le vaste monde, c’est Mars et les compagnies. La ROTECH qui terraforme Mars et l’alimente en immigrants ou la Bethlehem Ares Corp qui exploite (à tous les sens du terme) les ressources de la planète rouge. Dans un raccourci saisissant de l’histoire sociale américaine, McDonald montre l’ascension impressionnante de la Bethlehem Ares, portée par les objectifs du Profit et de l’Industrie, créatrice d’un « Nouveau Féodalisme » qui n’est pas sans rappeler le « Collectivisme oligarchique » de 1984. Le monde fordiste de la BAC fait des salariés de simple matricules, encourage la surveillance et la délation comme moyen d’ascension dans l’organigramme, détruit méthodiquement ce qu’il vient de produire (reprenant encore un principe du collectivisme oligarchique selon lequel la guerre est le moyen de détruire la production afin de garder un niveau de vie bas et de justifier la poursuite de la production). Il n’hésitera pas à détruire des communautés pour s’enrichir, puis sera confronté à des mouvements sociaux violents, des grèves dures, et, comme dans la meilleure tradition, utilisera des « jaunes » pour briser les mouvements.
Parallèlement à l’action des compagnies, celle des politiques (rebelles ou loyalistes, premiers colons ou nouveaux arrivants) pèse aussi sur "Desolation Road". Autre source de pouvoir, le monde politique est une voie d’ascension alternative. Les luttes y sont aussi intenses, et brutalité et trahison y sont la règle.
Entropie centrifuge, pressions corporatistes, combats politiques, poussent la (plus si) petite communauté à la limite de sa capacité de résistance. Les forces contradictoires qui tirent à hue et à dia sur "Desolation Road" finiront par provoquer sa destruction, et ne restera qu’une tapisserie, réalisée par la Mnémosyne locale, qui retrace l’histoire des grands et petits conflits qui s’y sont joués.
Si j’arrêtais là, je n’aurais pas tout dit. Il importe de savoir que ce western de l’espace n’est jamais réaliste. Parfois onirique, à l'occasion fantastique, rarement réaliste, "Desolation Road" est à l’opposé de ce qu’on nomme aujourd’hui Hard-SF. Truffé de néologismes toujours volontairement cocasses, peuplé de personnages aux noms improbables et aux biographies qui ne le sont guère moins, lieu d’une science qui tangente souvent la mécanique par son côté « bric et broc », siège d’évènements inexplicables autrement que par du fantastique, "Desolation Road" peut déconcerter un lecteur féru de plausibilité scientifique. J’ai lu tout ce roman avec le Boris Vian des romans à l’esprit. C’est la même biologisation des machines (jusqu’à des fusions bio-mech), la même vision de la science comme assemblage de briques Légo, le même ton goguenard, la même manipulation des noms envisageable seulement à quelqu’un qui sait que celui qui nomme est celui qui gouverne. Mais ici, McDonald dépasse Vian dans l'excès, pris d'une volonté burlesque de montrer la femme à barbe qui le rapproche plutôt des Marx Brothers.
Je suis bien trop sombre pour apprécier cette bonne rigolade, mais je suis convaincu que des lecteurs plus légers seront ravis par la richesse de ce texte.
Désolation Road, Ian McDonald
Add : Ci-dessous la couverture d'une édition VO qui transcrit parfaitement l'ambiance du livre.
Commentaires
C'est un roman très particulier cela dit, et forcément il va y avoir des déçus...
En tout cas, ça confirme le talent de Ian McDonald (ou plutôt ça le dévoile puisque c'était son premier roman).
Par contre, après un démarrage difficile je suis bien entré dedans. A partir de la seconde génération en fait.
Va falloir que je m'attaque au Fleuve des Dieux.