"
Habibi", de Craig Thompson, est un énorme pavé de plus de 600 pages, doté d'une couverture aspect cuir, belle et enluminée.
Il est difficile de raconter "
Habibi". Comme dans
Luther Arkwright, le lecteur est face à une oeuvre énorme qui mêle habilement une histoire intéressante et des réflexions philosophiques ou religieuses. De même, la mise en scène du récit est réalisée à l'aide de dessins noir et blanc tracés à l'encre. Mais les styles graphiques diffèrent, "
Habibi" regorge d'enluminures, d'arabesques, de calligraphie arabe, pour un effet visuel absolument saisissant.
L'histoire d'"Habibi" est une tragédie. Le lecteur y suit les péripéties d'une petite fille faite femme à neuf ans par son vieux mari, et qui subira des années durant la violence sexuelle des hommes (violeurs, esclavagistes, clients), ainsi que d'un petit garçon, plus jeune qu'elle, qu'elle a recueilli alors qu'ils étaient tous deux prisonniers d'un convoi d'esclaves, et qui trouvera un moyen radical de ne jamais exprimer lui-même de violence misogyne. Leur amour réciproque est la force qui leur permet de résister et de survivre à toutes les épreuves qu'ils traversent.
L'univers que décrit Thompson évoque immanquablement les "mille et une nuits". Il en a le charme suranné, la magie, et la dureté. Néanmoins, ce que propose Thompson, ce sont des nuits modernes et qui fourmillent d'idées. Passons-en quelques-unes en revue.
Comme dans les émirats arabes aujourd'hui, les modes de vie les plus traditionnels et inégalitaires coexistent avec le progrès technique et la pollution qui l'accompagne. Dans le monde d'"Habibi", les inégalités sont extrêmes, et le progrès économique, symbolisé par le barrage et son générateur électrique, se fait au prix des souffrances du petit peuple, dans l'indifférence des dirigeants politiques et économiques. Le progrès économique se paie d'un désastre social et environnemental mais ce n'est pas grave ; les nantis vivent bien.
Le monde d'"Habibi" est très violent. On y pratique l'esclavage, on y échange facilement du sexe contre de la nourriture, on y vend une petite fille à un vieux grigou en appelant cette vente un mariage, on y tue sans difficulté et sans remord pour exprimer son pouvoir politique. La vie ne vaut pas grand chose dans ce monde.
Le propos de Thompson est aussi onirique. Les aventures tragiques des deux jeunes héros recoupent toujours plus ou moins des récits mythologiques. Les personnages rêvent beaucoup, pour se souvenir d'un passé meilleur ou anticiper un avenir espéré. Réalité, rêves, mythes, s'entrelacent au fil des pages.
Enfin, Thompson a un propos politique. Il tente de montrer qu'il n'y a que peu de différences entre les trois religions du livre. Racontant notamment l'histoire chrétienne à partir du Coran, il met en évidence le fait que les récits sont les mêmes, que même la manière de les raconter diffère peu d'un texte à l'autre. Parlant du Livre, Thomson met en exergue, tout au long du récit, le pouvoir des mots et l'importance de l'écrit. Au début la petite fille est mariée à un scribe qui lui apprend l'écriture, et qui lui apprend ce que signifie chaque lettre ; elle élèvera son « petit frère » en lui racontant les histoires du livre, et le protègera en lui offrant un talisman fait de lettres. "Habibi" fourmille de lettres qui sont comme des personnages, du moins sur le plan symbolique.
Tout ce qui précède dit au lecteur toutes les bonnes raisons intellectuelles, raisonnables, qu'il y a à lire "Habibi" si l'on veut être un honnête homme. Mais le plus important n'est pas là. "Habibi" est beau. L'objet, en version originale, est beau, comme un vieux volume de sagesse orientale exhumé d'une antique bibliothèque. L'histoire qui est racontée est belle et émouvante, portée par des personnages forts et tristes, dont le destin ne peut laisser indifférent, y compris dans son aspect roman-fleuve. Enfin, la mise en image est belle, les djinns, les anges, les démons, les lettres arabes, tout ceci enrichit le dessin et fait de ce livre quelque chose qui est beaucoup plus qu'une graphic novel ordinaire.
Habibi, Craig Thompson
Commentaires