"New Cthulhu, the recent weird" est un recueil de nouvelles lovecraftiennes écrites par de bons auteurs
contemporains. C’est du moins ce que dit la couverture. Est-ce vrai ? Les
nouvelles contenues dans cet ouvrage sont-elles vraiment lovecraftiennes ?
Répondre à cette question implique
de se demander ce qu’est une histoire lovecraftienne ?
Rappelons d’abord que Lovecraft
lui-même n’a jamais parlé de Mythe de Cthulhu, que sa cosmogonie s’est
construite progressivement, sur de nombreuses années, et qu’il n’y avait pas de
plan directeur au départ.
Si on a lu toute la production du
maître de Providence et les quelques essais qui lui ont été consacrés, un
certain nombre de points saillants semblent se dégager, un idéal-type. Comme
tout idéal-type, il ne s’applique pas intégralement à chaque nouvelle de Lovecraft
mais il en est la substantifique moelle.
Une histoire lovecraftienne a pour
personnage principal un lettré, un scientifique, ou quelqu’un qui, s’en l’être
formellement, va devoir chercher, dans des travaux antérieurs, des explications
aux évènements dont il est témoin et qu’il ne peut comprendre. Il y a un
recours obligé à une connaissance accumulée préalablement, même si elle est
approfondie par le personnage principal. Cette recherche est essentiellement livresque,
mais elle pourrait se faire dans des serveurs informatiques avec le même impact
narratif.
Une histoire lovecraftienne est
l’aboutissement, sous les yeux d’un protagoniste humain, de processus qui
prennent leurs racines dans un passé immémorial, et dont le témoin final
prendra plus ou moins connaissance au fil du récit, du moins s’il avait
commencé par être un béotien. Le chercheur aura conscience de l’existence et de
l’importance de ce passé pré-humain.
Une histoire lovecraftienne
contient un « secret » qui sera progressivement révélé. La vérité
matérielle du mythe est sous terre, au fond des mers, dans les espaces infinis
ou dans le monde des rêves. Il faut donc chercher à voir pour voir, il faut
vouloir voir et comprendre. Le chercheur doit déchirer un voile d’ignorance
pour commencer à la percevoir, et vaincre incrédulité et préjugés pour accepter
d’y croire.
Le secret se tapit parfois dans
l’histoire familiale.
Une histoire lovecraftienne contient souvent des thèmes
autour de l’héritage, de la famille, des non-dits, de la transmission de biens
ou de connaissances. La famille est aussi, souvent, le lieu de la
dégénérescence ou de la métamorphose.
Une histoire lovecraftienne est le
plus souvent construite sur le mode du récit, de la confession, du testament, à
la première personne. Celui qui a côtoyé l’incroyable veut témoigner de
l’indicible et laisser une trace.
Dans une histoire lovecraftienne,
le personnage principal est progressivement gagné par un sentiment d’horreur
quasi religieux (awe imho) quand il prend conscience de l’énormité de ce qu’il
découvre et de ce que ça implique en terme d’insignifiance de la race humaine,
a fortiori de la sienne propre.
Une histoire lovecraftienne se
termine mal, par la mort, la folie, ou un désespoir existentiel définitif. Il
n’est plus possible de vivre normalement en sachant ce qu’on sait, et il n’est
pas possible de vaincre de manière absolue et définitive.
Aussi, il ne suffit pas de
persiller une nouvelle de créatures du mythe ou de faire chanter Ïa
Shub-Niggurath pour écrire une histoire lovecraftienne. Si des créatures du
mythe ou des ouvrages arcaniques sont utilisés comme des éléments de décor
remplaçant avantageusement un vampire ou un loup-garou, on est au mieux face à
un clin d’œil, au pire face à un sale boulot. Ca peut être du bon fantastique,
pourquoi pas, mais pas du fantastique lovecraftien.
Faisons donc un bilan (rapide si
possible) de ce New Cthulhu et des ambiances lovecraftiennes qu’on peut y
trouver. Il y a dans ce recueil 9 nouvelles lovecraftiennes, 11 nouvelles à
coloration lovecraftienne sans en avoir la quintessence, 6 nouvelles
fantastiques dans lesquelles Lovecraft et son œuvre ne sont qu’un prétexte à
faire du name dropping.
Nouvelles lovecraftiennes :
Mr Gaunt, John Langan. Où on
confirme, s’il en était besoin, que « curiosity killed the cat ».
Réussi, entre Lovecraft et Barbe Bleue.
The crevasse, Dale Bailey et Nathan Ballingrud. Un hommage aux Montagnes Hallucinées, très en dessous de
l’original.
Old Virginia, Laird Barron. Où une
très ancienne créature enterrée utilise une ancienne créature transformée pour
attirer des proies.
The dude who collected Lovecraft,
Nick Mamatas et Tim Pratt. Où un collectionneur apprend à ses dépens que
lire les œuvres du maitre de Providence dérange l’esprit.
The Oram County Whoosit, Steve
Duffy. Peut-être la meilleure. Ruée vers l’or, créatures inconnues endormies
puis réveillées. L’Histoire se répète, pour le malheur des protagonistes.
The essayist in the wilderness,
William Browning Spencer. Comment un passionné de nature découvre sans le vouloir
une nouvelle et inquiétante espèce. Envoutante.
Another fish story, Kim Newman. Où
on apprend comment Charles Manson et sa « famille » ont failli
déclencher une apocalypse. Un récit passionnant.
Tsathoggua, Michael Shea. Pas tout
à fait dans le canon, mais pas tout à fait en dehors non plus. Tsathoggua en
Californie.
A colder war, Charles Stross. Dans la lignée du cycle de la Laverie, une très
bonne histoire secrète mêlant guerre froide, recherches nazies d’armes
ésotériques, apocalypse, etc… Du lourd et du bon.
Nouvelles à coloration
lovecraftienne :
Pickman’s other model (1929),
Caitlin R. Kiernan. Une suite au modèle de Pickman, plus sensuelle, plus
scandaleuse. C’est tout.
The vicar of R’Lyeh, Marc Laidlaw.
Mouais. Bof.
Bad sushi, Cherie Priest. Parce
qu’il y a des sushis partout aujourd’hui, et qu’il serait bon de savoir d’où
ils viennent et avec quoi ils sont faits.
A study in emerald, Neil Gaiman.
Sherlock Holmes meets The Elder Ones. Plaisant mais dispensable.
Buried in the sky, John Shirley.
L’histoire n’est pas déplaisante, mais elle n’a de lovecraftienne que le nom.
Déjà, les petits héros gagnent la partie, c’est dire.
Take me to the river, Paul McAuley.
Plaisante histoire dans le milieu anglais de la musique des années 70. Drogue
et portes de la perception. Finit comme le « choose life » de Trainspotting.
Dommage.
The disciple, David Barr Kirtley.
Petite histoire finalement très morale qui pourrait se passer du mythe.
Shoggoths in bloom, Elizabeth Bear.
Des shoggoths, comme des dauphins. Mouais.
Cold water survival, Holly
Phillips. Entre les Montagnes Hallucinées et Robinson Crusoé. Plaisant mais
dispensable.
Grinding Rock, Cory Goodfellow.
Bien écrite, dans le ton, mais ce n’est finalement qu’une scène de sacrifice.
Moongoose, Elizabeth Bear et Sarah Monette. Excellente histoire SF, rythmée, nerveuse, entre Alien et les
Chiens de Tindalos.
Nouvelles simplement
fantastiques :
Fair exchange, Michaël Marshall
Smith. Aucun besoin d’invoquer Lovecraft pour cette histoire de sacrifice qui
prouve que « There’s no honor among thieves ».
The fungal stain, W.H. Pugmire.
Mouais. Bof.
The great white bed, Don Webb.
Jolie mais mouais. Bof.
Lesser démons, Norman Partridge.
Zombies ou presque, post-apo. Plaisante.
Details, China Miéville. Une bonne
histoire fantastique, mais où est Lovecraft. Il y a une autre dimension, certes.
Il n’est quand même pas le seul à avoir utilisé le concept.
Head music, Lon Prater. Sauf si on
considère que toute histoire avec une créature marine est lovecraftienne.
Au final beaucoup d’histoires
agréables à lire, même si toutes ne sont pas aussi lovecraftiennes
qu’annoncées.
New Cthulhu, the recent weird, Anthologie
Commentaires
(Cela rappelle des souvenirs en matière de JDR, ça...)
J'avais reculé l'achat de cet énième recueil de nouvelles sous le prétexte que j'en possède déjà trois sur ma PAL (oui c'est idiot d'être raisonnable...) mais vu ton avis globalement positif sur celle ci, je vais me laisser tenter.
Mon défaut le plus pesant est qu'en ce qui concerne l’œuvre de Lovecraft, j'ai lu tant d’interprétations caricaturales, qui n'avaient d'autres origines que les fantasmes et les projections de leurs auteurs que c'est devenu une question littéralement épidermique.
La question que je me pose chaque fois que je tombe sur une tentative d'objectivisation de l’œuvre du "Maître" : est-ce qu'elle s'y prête vraiment ? Est-ce que Lovecraft, qui bénissait presque l'incapacité de l'esprit humain à mettre en relation ce qu'il contient, aurait vu d'un œil bienveillant ces assauts incessants des adorateurs de l'organisation en système ?
M'est avis que non.
Et puis, comme tu le notes très justement, Lovecraft a composé des œuvres très indépendantes les unes des autres. Dans ces conditions, on peut légitimement se demander comment peuvent tenir les "études" (sérieuses ou non) nombreuses qui prétendent nous révéler une cosmogonie lovecraftienne.
On l'aura deviné, je ne suis pas hyper favorable aux reconstructions idéales typiques d'un continent lovecraftien, pour la simple raison qu'il me semble que l'oeuvre du solitaire de Providence est trop "archipelique" pour que ces tentatives ne se réduisent pas à autre chose que des projections uniformisantes...
Merci tout de même pour cet article ;)
Il y a un point néanmoins sur lequel je suis en désaccord avec ton commentaire. J'ai pris soin de ne jamais inclure la cosmogonie lovecraftienne dans l'ideal type que j'ai élaboré. Elle est en effet, fluctuante, en construction, et n'a jamais été pour Lovecraft un "projet" au sens fort. Ce que j'ai voulu synthétiser, peut-être à tort, c'est la forme récurrente des histoires lovecraftiennes. Je crois que Lovecraft a décrit des personnages qui lui ressemblaient peu ou prou, des histoires de solitaires, lettrés, pessimistes, confrontés à une réalité insatisfaisante et impossible à modifier. Pour moi, c'est ça qui fait Lovecraft. Il est d'ailleurs impressionnant de lire sa correspondance et de voir comment ce qu'il écrit à ses amis ressemble à ce qu'il met dans ses nouvelles. Quand je lis un texte qui dit s'inspirer de Lovecraft c'est ce type de personnages et de situations qui me paraitraient appropriés. Je crois qu'hors de là, on est dans du fantastique classique qui ne doit rien à Lovecraft, en dépit de l'usage éventuel d'éléments de sa cosmogonie (justement), qui ne sauraient à eux seuls suffire.