Après l'avis dithyrambique de
TiberiX, le mien qui ne l'est guère moins.
Il est difficile d’écrire une chronique de "
Cleer". Le dernier (premier) ouvrage de la paire L. L. Kloetzer est un objet étrange et déroutant. Ni vraiment roman, ni vraiment recueil de nouvelles, il combine les qualités des deux formes.
Cleer est une firme contemporaine, dans ce qu’elles ont de pire, mais bien plus encore. Richissime, apatride, omnipotente ou presque, Cleer façonne la réalité en vendant du design et de l’image, mais aussi en transformant le monde entier en lieu de production, modifiant celui-ci quand nécessaire. Cleer reprend, prolonge la création divine pour la rendre plus conforme à ses besoins.
Loin du monde d’un De Gaulle, dans lequel les nations étaient grandes et l’intendance suivait, le monde de Cleer (comme déjà le notre ?) est dominé par des firmes qui veulent faire culture, et qui fonctionnent en interne, non comme des entreprises (c’est à dire des ensembles stabilisés de relations contractuelles) mais comme des communautés, soudées par un ciment religieux. Ce que propose Cleer, avec sa tour sans fin qui monte dans les nuages, mais aussi les soubassements du métro, du parking souterrain, de l’asile de nuit, c’est une représentation dantesque, une carte de la réalité. Entrer dans Cleer (comme on entre en religion) c’est quitter le Purgatoire et commencer l’ascension délibérée du Paradis.
Objet religieux, voire cosmogonique, Cleer, incréée, dépourvue de fondateur charismatique, est celle qui est.
Comme un Etat, Cleer a un service de renseignement, qui est en même temps un service d’action directe : Cohésion Interne. CI intervient chaque fois que l’image de Cleer est menacée. Le livre raconte l’ascension et la fuite de deux nouveaux membres de ce service central et redouté, l'Inquisition du Groupe. Charlotte et Vinh sont jeunes, ambitieux, très compétents. Au service de Cohésion Interne, ils règlent les problèmes, notamment d’image, qui pourraient souiller le superbe blanc déposé de Cleer. Et leurs interventions se déploient dans toutes les dimensions pertinentes. Ils sont ceux qui voient et comprennent, ceux qui interviennent. Le prince machiavélien et l’empathe sont les yeux et les mains de Cleer. Charlotte se remplit de la situation, l’avale, l’absorbe, s’en donne la nausée, menace d’exploser comme l’obèse de Seven, finit par vomir du sens. Vinh recueille, comme un calice, le sens de Charlotte et l’utilise pour accomplir les œuvres de Cleer. Dans leur relation déséquilibrée, Charlotte et Vinh sont la victime et le sacrificateur, l’ours et le montreur, le monstre et le forain.
Bien vite, la réalité, comme leur ancienne vie, s’estompe autour de Charlotte et Vinh. Car tel Moloch dévorant les enfants de Carthage, Cleer exige une soumission totale. Passé les quelques premiers moments de normalité, Cleer détruit les allégeances antérieures, considérées comme secondaires. Plus de famille, plus d’amis, plus de loisirs. Seulement le monde comme perturbation, la politique interne, l’évaluation permanente, le charabia conceptuel de la méthode Karenberg et de son gourou Göding (Dieu ?), le vocabulaire spécifique de la firme qui rappelle qu’Orwell déjà écrivait que contrôler la langue c’est contrôler l’Homme. Le monde se déréalise pendant que Vinh, efficace, politique, et impitoyable, fuse vers les niveaux supérieurs, tournant définitivement le dos à la glaise, et que Charlotte, empathe hypertrophiée, choisit d’y retourner. Cleer demeure. Pont jeté entre le Ciel et la Terre, ne poursuivant que ses incompréhensibles fins.
Cleer, L. L. KloetzerL'avis des Singes de l'Espace (Zira et Zaïus peut-être)L'avis d'EfelleL'avis de Cédric Jeanneret
Commentaires
C'est peut-être moi, mais je n'ai jamais vraiment aimé les livres dont les clefs sont cachées ou ambiguës
Et c'est l'effet que ma fait Cleer à la lecture.
Et puis, c'est peut-être moi qui y ai trop vu ;-)