Rousseau écrivit dans le "
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes" :
Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : "Ceci est à moi" et trouva assez de gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères, que d'horreurs n'eût point épargné au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant les fossés, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d'écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne."Environ un siècle plus tard, Proudhon écrivait plus sobrement :
La propriété, c'est le volCory Doctorow a fait sienne ces deux idées. Militant très actif de l'Open Internet et du
Creative Commons, il a écrit de nombreux textes, déjà chroniqués sur ce blog. Son dernier roman, "
For the win", poursuit son travail de conviction.
Dans un futur très proche, les jeux
online ont généré des activités parasitaires à une échelle inconnue aujourd'hui. Les
chinese farmers, marginaux aujourd'hui, sont devenus, dans le monde décrit par Doctorow, les tenants d'une véritable activité économique et financière (j'insiste sur les deux termes, j'y reviendrai). Sur le modèle du développement de la zone indo-chinoise (bas salaires, conditions de travail inhumaines, exploitation, distorsion du taux de change) se greffe une activité de production de biens virtuels destinés à des clients occidentaux. Doctorow part d'une
activité existante et la grossit jusqu'à l'absurde, faisant de ses jeunes héros les ouvriers d'usine des biens de la réalité virtuelle, comme leurs parents le sont pour les biens matériels. Les plus débrouillards de ces ouvriers vont s'organiser, en dépit de leur éloignement géographique, créer un syndicat virtuel, et lutter pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail.
Dans une approche résolument marxiste, Doctorow dépeint des jeunes gens qui découvrent progressivement que le statut d'exploités n'est pas inscrit dans leurs gènes, qu'il n'y a pas de justification rationnelle aux super-profits, que seule la lutte organisée peut avoir un effet sur le système, et qu'il faut accepter des sacrifices importants en vies humaines pour espérer le faire changer (à fortiori quand une partie du système se trouve dans la République Populaire de Chine, pays peu réputé pour son approche démocratique et sociale).
Toujours didactique, Docotorow décrit avec forces détails les sociétés asiatiques, inégalitaires, brutales, et quasi mafieuses, dans lesquelles prospère ce qu'on appelle pudiquement, en économie internationale, la sous-traitance internationale liée à la Division Internationale du Travail. Il interlace son récit d'explications érudites et pourtant très compréhensibles sur les inégalités économiques qui sous-tendant ce marché, ainsi que sur les mécanismes financiers qu'il y imagine. Et cet aspect est l'illustration superbe de la créativité de l'auteur. En effet, Doctorow postule que l'or et les biens virtuels vont faire l'objet d'une spéculation financière internationale. Et très objectivement il n'y a aucune raison que ça n'arrive pas, la valeur d'une chose sur le marché n'étant soutenue que par la croyance qu'a le marché dans la valeur de la chose. Il explique donc les mécanismes d'arbitrage financiers, les notions de valeur fondamentale, la création et la valorisation de produits dérivés de plus en plus complexes, les fluctuations courtes et longues du marché, etc... Il explique les chaines de Ponzi (Hello, Bernie !). Il explique comment on peut frauder dans un jeu informatique où tout devrait être sous contrôle des serveurs. Il explique enfin la théorie des coûts de transaction de Coase et l'utilise comme argument pour affirmer qu'Internet, en permettant à tous les humains et à tous les travailleurs de se coordonner instantanément et sans coût, est un outil de rééquilibrage du rapport de force entre les prolétaires et les firmes dans le monde entier. C'est à cette échelle, planétaire, que doivent se produire les luttes, tant il est vrai que dans une approche marxiste la révolution ne peut être que mondiale car le capital est mobile. Et tout ceci dans un langage très compréhensible, je le répète. Doctorow rend le lecteur intelligent et lui donne le sentiment qu'il est intelligent.
La lutte des farmers se déploiera dans trois mondes, aucun plus important que l'autre : piquets de grève dans la réalité, blocage du gold farming dans la virtualité, attaque financière pour provoquer un krach des produits dérivés. Virtuel, réel, économie matérielle, et économie virtuelle, forment un tout consubstantiel et seuls les vieux syndicalistes de la vieille économie ne le voient pas, au début du moins.
Après ce concert de louanges, justifiées sans exception, une petite critique. "
For the win" est moins excitant que
Little Brother, la faute à des chapitres trop courts, à des allers-retours narratifs parfois un peu pénibles, à une accumulation de détails qui oublie parfois d'aller à l'essentiel. On aimerait plus de rythme. Néanmoins, même si je n'ai pas fusé dans les pages comme pour son précédent opus, "
For the win" est un roman de grande qualité, intelligent, sensible, et instructif.
For the win, Cory Doctorow (gratuit en dl sur son site)
L'avis de Un lecteurL'avis d'Alias
Commentaires
À noter que Cory Doctorow offre en plus des exemplaires gratuits de For the win aux professeurs, libraires et travailleurs sociaux qui en font la demande. Il avait déjà fait ça avec ses livres précédents.
Ça fait du bien de voir un auteur qui est raccord avec les idées qu'il met en scène dans ses bouquins.
Merci pour ton billet qui me confirme que FTW aura sa place dans ma PAL.
Lecture du moment : "I, Robot"
http://lectureslibres.blogspot.com/2010/07/proletaires-virtuels-unissez-vous.html
Tout ceci pour dire que j'ai également chroniqué "For the Win" sur mon blog (et tous ses autres bouquins, d'ailleurs).
http://alias.codiferes.net/wordpress/?p=2244