Quand j'ai vu pour la première fois "
La loi du ghetto", j'ai trouvé ce titre tellement pompier que j'ai passé mon chemin en ricanant. Puis, j'ai lu pas mal de critiques à droite à gauche, quelques extraits, et écouté des interviews de l'auteur. Je me suis alors souvenu que Tocqueville avait fait œuvre de sociologie sans être sociologue, et qu'une nouvelle innovation tragique des marketteurs impose de donner des titres stupides à des ouvrages de qualité afin d'en vendre plus (cf. le "
Tous ruinés dans 10 ans" de Jacques Attali, qui vient de rejoindre une de mes piles annexes). J'ai donc fini par acheter et lire "
La loi du ghetto". Bien m'en a pris.
Luc Bronner est un journaliste du Monde, prix Albert Londres 2007, spécialiste des banlieues, qui y a passé des centaines de jours et de nuits, comme un correspondant permanent. Il connait parfaitement ces lieux, y a de nombreux contacts et
fixers (le simple fait d'utiliser ce mot en dit long sur la situation). Il revient de banlieue, comme Tocqueville des USA, pour nous raconter les ghettos (qui officiellement n'existent pas en France), leur fonctionnement, leur origine. Et il le fait très bien, dans un dosage idéal de données chiffrées, de surplomb théorique, et d'observations de terrain. Un bien beau travail de recherche en sciences humaines accessible à tout honnête homme.
Chapitre après chapitre, Luc Bronner égrenne la réalité de lieux qui n'existent pas dans le discours officiel, tant les ghettos sont une spécificité américaine, et tant le modèle républicain d'intégration les rend impossibles. Qu'on me permette de rire.
Chapitre 1, L'automutilation : lieu de mort, le ghetto est un corps monstrueux qui se nourrit de ses propres cellules. Chacun connait beaucoup de jeunes morts, blessés, handicapés. Les taux de mortalité sont hallucinants. Les cimetières sont des lieux de rassemblement de la communauté. La mort est une réalité quotidienne et acceptée par tous.
Chapitre 2, Hormones : questions d'honneur, respect ou manque de respect, socialisation violente, machitude exacerbée, les ghettos sont des lieux où les hormones mâles s'expriment sans limite, en dépit de toute rationalité, car elles doivent le faire, dans un monde où le respect gagné à la dure a la valeur d'une monnaie.
Chapitre 3, Le "bizness" : en marge de la légalité, la survie de populations majoritairement sans emploi implique des activités grises, voire illégales. De la contrefaçon aux petits trafics, des commerces clandestins à la "garde" de drogue, même si tout le monde n'est pas délinquant, presque tout le monde participe à une contre-économie active.
Chapitre 4, Les frontières : comme des territoires indiens, les ghettos sont des lieux structurés géographiquement de manière très stricte. Entre quartiers, des frontières visibles indiquent à chacun où il peut et ne peut pas (sous peine d'agression) se trouver, à l'intérieur même d'un quartier, certains lieux sont
off limit, d'autres de quasi zones franches. Et la police, franchissant les frontières, "envahit" les territoires. Les frontières sont aussi temporelles, entre ce qui est permis le jour et ce qui l'est la nuit, les activités diurnes et les nocturnes.
Chapitre 5, Les hiérarchies invisibles : pères, mères, sœurs, frères, les hiérarchies dans le quartier sont d'abord familiales et générationnelles. Les jeunes gouvernent, "protègent" les parents et les sœurs (souvent contre leur gré), respectent les mères (sans leur obéir).
Chapitre 6, Les tabous de l'immigration : même si c'est indicible en France, la ghettoïsation est en bonne partie un phénomène ethnique. La concentration des immigrés et de leurs enfants dans certains lieux crée des poches de misère propices à tous les trafics dès qu'une masse critique est atteinte. Les cités permettent l'apparition de ces masses critiques. De plus, la transposition ratée du mode d'éducation sub-saharien, dans lequel les enfants s'égaient dans le village et sont surveillés et contrôlés par tous les adultes, amènent les enfants à être livrés à eux-mêmes, dans les rues, par des parents qui croient, au moins au début, que la cité les surveillera pour eux.
Chapitre 7, L'ombre médiatique, ou comment les médias ne traitent des banlieues que l'exceptionnel violent et jamais le quotidien, comment les jeunes l'ont compris et en jouent, s'appliquant à eux-mêmes le
stigmate que la société leur applique et que les média se font un plaisir de relayer.
Chapitre 8, Désert politique, les ghettos sont des zones apolitiques. Abstention massive, absence de militantisme, les entités structurantes qu'étaient le PCF et l'Eglise catholique dans les banlieues ouvrières n'existent plus. Ne restent que mes maires qui tentent d'éviter une explosion toujours possible, tout en se méfaint des acteurs émergents.
Chapitre 9, L'ennemi intérieur, police/jeunes, jeunes/police, le rodéo est permanent. Face à des jeunes structurés en tribus territoriales, on envoie des policiers, très jeunes aussi, donc poussés par les mêmes hormones. Quand ce n'est pas le cas, ce sont des unités spéciales, quasi militarisées, qui sont autant de défis à relever pour ceux qui se considèrent comme les seuls occupants légitimes de ces territoires,et qui professionnalisent leurs compétences de guérilla urbaine.
Chapitre 10, Zones de non-droit, Témoins sous X, contrôles d'identité, lois pénales
ad hoc, les banlieues françaises sont de plus en plus des lieux où la loi est adaptée, sortant du cadre général, parfois sans grand résultat.
En conclusion, entre prévention et répression, la voie est peut-être dans l'
empowerment à l'américaine, la reprise du pouvoir par les adultes des ghettos, avec l'aide technique et financière de l'Etat. Dans des zones où les adultes ont perdu le pouvoir au profit des adolescents, c'est aux adultes qu'il faut rendre le pouvoir pour qu'un contrôle social quotidien puisse s'exercer sur les jeunes et neutraliser leurs pulsions les plus mortifères.
La loi du ghetto, Luc Bronner
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