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La domination masculine" est un livre qui a fait polémique quand il est sorti. En cela il illustre à merveille la difficulté de la réception sociale d'un discours scientifique sur les pratiques sociales. Le lecteur non averti pense souvent qu'on justifie et valide une situation en la décrivant, et le lecteur impliqué ne veut rien lire qui aille à l'encontre de ses intérêts, voire de son
pathos. "
La domination masculine" a donc été plutôt mal reçu par les milieux féministes, alors qu'il est un ouvrage dont le projet est ouvertement de lutter contre la domination masculine, et qu'il est une adresse qu'un "féministe" envoie à d'autres féministes.
Bourdieu décrit ici le mécanisme éternellement reproduit (avec une telle permanence qu'il en paraît anhistorique) de l'instauration de la domination masculine. Il use du détour anthropologique qui consiste à utiliser la société kabyle traditionnelle comme un modèle archétypique de la domination masculine, puis il montre comment, sous des formes homologiques, cette domination existe dans notre société. Par delà l'objet dont il est question ici, et auquel on peut ou pas s'intéresser, ce livre développe deux points passionnants.
D'une part Bourdieu décrit très longuement le mécanisme de la domination symbolique qui est un concept important de sa sociologie. Il explique en quoi la domination symbolique est une forme de domination qui n'existe que parce que le dominé valide les critères de classement qui le place dans cette position. Il prend maintes précautions pour expliquer que l'affirmation précédente ne signifie pas que la domination s'effectue avec la complicité objective ou la complaisance du dominé. Il montre que l'inculcation des critères s'est faite de telle manière qu'il est presque impossible aux dominés de ne pas les acter (ainsi les femmes (ne me faites pas l'injure de dire que ce n'est pas une catégorie sociologique, Bourdieu traite ici de parts invariantes) intègrent massivement les systèmes de disposition et de classification qui les placent en position d'être dominées). Et les mécanismes de la domination symbolique ont ceci de totaux qu'il est impossible aux dominants (les hommes) de ne pas les acter aussi et agir en conséquence. Dans la domination symbolique, la domination est subie tant par les dominés que par les dominants. C'est la domination qui domine. C'est vrai dans les rapports entre les hommes et les femmes, ça l'était aussi entre les nobles et les paysans, ou entre les grands bourgeois et les ouvriers (qu'on pense à la notion de "gens biens" utilisée par les personnes âgées des milieux populaires pour justifier leur autocensure ou à leur manière contrite de se tenir dans un lieu qu'elle considère comme au dessus de leur position).
D'autre part Bourdieu s'oppose à ceux des féministes qui, comme certains marxistes ou psychanalystes, pensent que la domination repose sur une "fausse conscience" illusoire recouvrant la "conscience claire" de la réalité de la domination et de ses mécanismes. Dans cette approche il suffirait d'une action de "dévoilement" pour mettre fin à la domination. Aussi la pratique des sciences sociales, la rédaction d'ouvrages théoriques, et leur lecture par le plus grand nombre, auraient pour effet d'empêcher la poursuite des mécanismes révélés dans leur "laideur" par la théorie. Cette croyance, très judéo-chrétienne, dans le pouvoir de la nomination comme moyen de transformation de la réalité, Bourdieu la conteste. Il montre que le corpus important des études scientifiques (budget temps, niveau de salaire, taux de chômage, qualification, etc...) additionné de la masse des travaux théoriques en
gender studies, voire strictement féministes, n'amènent aucun changement dans la domination relative des hommes sur les femmes. Malgré les changements visibles dans la place des femmes dans la société occidentale, l'écart ou les distorsions entre les sexes sont déplacés et pas supprimés. La domination symbolique est reproduite en permanence par la famille, l'école et l'Etat, car la structure de la domination est structurante du fait même qu'elle est structurée. Et parce que les
habitus sont câblés au niveau le plus bas comme des réflexes, il est très difficile de s'en extraire (on peut savoir quel est l'arc réflexe qui fait qu'on lâche un plat brûlant sans être capable de ne pas le lâcher, tout le monde en a fait l'expérience un jour) et de changer les pratiques. Ce à quoi Bourdieu invite, c'est à une transformation de grande ampleur des institutions de la reproduction, nécessairement longue et difficile car celles-ci sont adaptées aux habitus existants, en étant l'origine et le produit.
Comme toujours un livre passionnant. Comme toujours un exercice de théorie de haute volée. Comme toujours une attention aux détails logiques et à la description d'une pensée complexe réellement uniques. Et on comprend encore pourquoi Bourdieu est Bourdieu.
La domination masculine, Pierre Bourdieu
Commentaires
Faut dire que c'est un homme, donc suspect... si une femme avait écrit le même livre, personne ne l'aurait soupçonné de vouloir valider ce qu'elle décrivait.
Ne vous méprenez pas, j'aime bien le féminisme dans ses grandes lignes. Mais je n'aime pas les militants, et bon dieu que les féministes sont des militantes aussi débiles que tous les autres...
C'est pourtant la base même du concept de domination symbolique que de s'exercer avec la complicité passive et involontaire de ceux qui la subissent. C'est comme lorsque les vieux paysans ou ouvriers disent "ce n'est pas pour nous" ou "c'est pour les gens biens", ou s'endimanchent pour aller rencontrer une personnalité, validant ainsi un classement qui leur est imposé.
Certains passage me sont par contre assez obscures, je manque de connaissances dans le domaine.
Mais malgré tout, ce qu'en j'en saisi est très intéressant.
Sinon l'ouvrage de lui qui l'explique sans doute le mieux c'est "Sur la télévision".