Eric LaRocca - As-tu mérité tes yeux ?

Agnes Petrella est une jeune américaine un peu dans la dèche. Elle est lesbienne aussi, ce qui ne change pas grand chose à l'histoire au début alors que « dans la dèche » en est le point de départ. En ce 26 mai 2000, Agnes, qui a besoin de 250$ pour payer son loyer du mois, poste sur un forum queer une annonce pour mettre en vente un épluche-pomme vieux de plus d'un siècle. Contrairement à ce qui se pratique habituellement, elle a composé pour ce faire un message de presque quatre pages dans lequel elle explique avec force détails à quel point cet épluche-pomme est un élément important de son histoire familiale et donc à quel point aussi il lui est pénible de s'en séparer. Nécessité faisant loi elle s'y est finalement décidée mais, dit-elle, elle ne consentira à vendre l'objet qu'à un collectionneur sérieux (!). Deux jours plus tard, après quelques réponses insultantes, Agnes en reçoit une intéressante d'une certaine Zoe Cross qui dit être intéressée et prêt...

Cérès et Vesta - Greg Egan - Retour de Bifrost 86


Cérès et Vesta, les deux plus gros astéroïdes de la Ceinture, entre Mars et Jupiter. Vesta est un gros rocher, Cérès une boule de glace. Chacun est riche de ce dont l'autre manque ; chacun doit donc échanger pour pouvoir exister. Différentes géologiquement, les deux entités le sont aussi sur le plan politique. Alors que Cérès abrite une société libérale et tolérante, Vesta, qui l'a aussi longtemps été, a cédé depuis à un populisme revanchard et anti-intellectuel qui martèle comme une évidence l'existence d'une dette fondatrice qu'aurait une partie de la population envers les autres parties. Le trouble agite Vesta, entre tensions « racistes », « terrorisme » à bas bruit, contestation de la discrimination, ou soumission à celle-ci dans l'espoir d'un solde de tout compte. Rien d'étonnant alors si des milliers de réfugiés fuient Vesta pour Cérès, un voyage de plusieurs années, long et dangereux, qui emprunte les mêmes voies de communication que le commerce interastéroïde. Sur Cérès, on accueille bien volontiers ces réfugiés même si on les connaît peu. Le temps et la bonne volonté permettent de donner nom et visage à ceux qui n'avaient qu'un statut.

Mais voilà qu'un jour, Vesta, pour récupérer des ennemis politiques embarqués sur un vaisseau à destination de Cérès, menace de provoquer la mort de tous les réfugiés en transit, bien plus nombreux. Bluff ou pas ? Et si c'est vrai, que faire ? Comment choisir entre les 4000 et les 800 ?

Avec ce texte, finaliste Sturgeon et Hugo 2015, Egan ne peut pas être davantage dans l'actualité. La ressemblance entre la situation décrite au-dessus et celle de notre monde est criante. C'est donc un texte politique que livre Egan, auteur originaire d'un pays qui gère par l'éloignement son problème de réfugiés. Il pourra peut-être ainsi toucher des lecteurs qui ne liraient pas de textes contemporains sur la question et montrer que la SF prend position dans le débat public (même si Egan s'est toujours explicitement démarqué de cette approche).

Egan remet aussi au goût du jour un classique de l'éthique : le dilemme du tramway. Il se formule ainsi : si un tramway n'a que deux choix, continuer sur sa voie et écraser dix hommes, ou dévier pour aller sur une autre voie où ne se trouve qu'un seul homme qui sera donc sacrifié, que doit faire le conducteur ? Expérience de pensée qui est motif à discussions sans fin (et qui revient en force avec les choix en temps réel que devront faire les voitures autonomes), le dilemme a une solution utilitariste simple : mieux vaut tuer un que dix. Il se raffine à l'infini si on suppose des individus de valeurs différentes, la première des questions étant celle de la possibilité d'une évaluation éthique de la valeur individuelle, et met en évidence les apories d'une pensée utilitariste pure. C'est à ce dilemme qu'est confrontée Anna, la directrice du port de Cérès, en raison du chantage exercé par les Vestans. S'y mêle l'incertitude sur la réalité de la menace et les propres sentiments positifs d'Anna à l'endroit des réfugiés vestans. Nul n’aimerait être à sa place ; il faudra pourtant bien décider.

Ce texte riche est, comme toujours chez le brillant Greg Egan, une vraie nourriture pour l'esprit. On pourra néanmoins regretter que les personnages n'aient pas plus de temps pour prendre chair, en dépit de tentatives méritoires de l'auteur pour aller dans ce sens. Il y manque quelques pages.

Cérès et Vesta, Greg Egan

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