The Butcher of the Forest - Premee Mohamed

Il y a des années de ça, quelqu'un disait dans une interview : « Les Blancs nous emmerdent avec leurs problèmes » . C'était Jean-Paul Goude ou Jean-Baptiste Mondino – je ne sais plus lequel – et il parlait, si mes souvenirs sont bons, des clips de Talking Heads ou de Laurie Anderson. Tu vois, lecteur, que je source avec grande qualité cette brève chronique. Que celle de ces deux personnes qui s'est vraiment exprimé sache que, dorénavant, c’est à peu près tout le monde qui nous emmerde avec ses problèmes. Démarrer ainsi la chronique de The Butcher of the Forest , novella fantastique de Premee Mohamed, te permet de subodorer, sagace lecteur, que je ne l'ai pas vraiment appréciée. Détaillons un peu plus. Temps et lieu indéterminé. Espace-temps des contes. Veris est une femme d'une quarantaine d'années qui vit dans un petit village, au cœur d'une région conquise par un tyran (oui, c'est son seul nom dans le texte) après une guerre et des massacres innommabl...

Gnomon - Nick Harkaway - Apocatastatique


Commençons par dire – qui aime bien châtie bien – que "Gnomon" est sans doute un peu trop long. Allez, disons de cent pages. Mais poursuivons en disant qu'il est aussi fascinant et que je regretterais beaucoup d'être passé à côté.

Londres. Bientôt. Neith Mielikki vit dans la dystopie qu'est devenu la Grande-Bretagne, et elle s'y trouve fort bien.

Deux piliers à ce cauchemar démocratique.
D'abord, le System : un mode de gouvernement dans lequel les citoyens sont invités, fortement et régulièrement, à participer à des mécanismes de démocratie directe. Donner son avis, participer, voter, décider, le System est un mécanisme de gestion algorithmique de la société pour le plus grand bien commun, avec l'appui de citoyens qu'on oblige virtuellement à, comme le disait Rousseau dans un de ses moments de délire, voler aux assemblées. Une fois la décision législative prise, la mise en œuvre est du ressort de systèmes informatiques experts – qui détiennent donc le pouvoir exécutif.
Ensuite, le Witness : un système de surveillance omniprésent qui utilise les millions de caméras de sécurité déjà présentes en UK auxquelles s'ajoutent les suivis numériques permis par les smartphones, les objets connectés, etc. Jamais éteint, jamais assoupi, le Witness surveille sans cesse les lieux et les gens, prévenant les délits ou les réprimant, mais aussi micromanageant la vie physique ou émotionnelle des citoyens (pour leur plus grand bien évidemment). Le Télécran d'Orwell ne surveillait que les intérieurs ; le Witness, lui, sait tout.

L'ensemble forme un complexe de transparence quasi totale (tant vis à vis de l'Etat – jamais incarné – que des autres citoyens – presque toute l'information sur chacun est publique et accessible en AR), un gouvernement technocratique sans chef identifiable, un mécanisme de démocratie directe multi-niveaux comme l'UE n'oserait pas en rêver, un despotisme démocratique tocquevillien.
Des citoyens heureux, productifs, écoutés, en sécurité, que demande le peuple ? Ah oui, il y a bien quelques récalcitrants qui n'aiment pas qu'on les observe et protestent plus ou moins violemment, des refuzniks que le Witness détecte puis convoque pour une lecture mentale, voire une légère reprogrammation dont ils sortiront soulagés et heureux. Tout se passe sans violence, pour le plus grand bien commun.

Mais voilà que Diana Hunter, une refuznik lambda, meurt pendant sa « lecture mentale ». Neith Mielikki, brillante et loyale inspectrice humaine du Witness, doit enquêter sur ce désastre, trouver les raisons de la mort de Diana Hunter, les responsable éventuels ou les procédures fautives. Pour cela, la méthode est standard, on commence par injecter dans le cerveau de l’enquêteur la mémoire lue pendant l'interrogatoire, afin de voir de l'intérieur ce qui s'est passé. C'est ce que fait Neith Mielikki, elle en a l'habitude et l'expérience, mais cette fois, rien ne se passe normalement. Car, après l'injection, ce n'est pas Diana Hunter que Neith a dans la tête mais au moins trois personnages distincts : un financier grec, survivant miraculé d'une confrontation avec un requin géant, une alchimiste qui fut la maîtresse du « punk repenti en père la pudeur » Saint Augustin, un peintre et opposant éthiopien vivant à Londres. Et presque pas de Diana Hunter.

« Revivant » les souvenirs de ces trois artefacts évidemment construits pour déjouer la lecture de mémoire, Neith voit le financier devenir l'un des hommes les plus riches du monde entre fascisme politique et anomie ploutocratique, l'alchimiste se lancer dans une quête désespérée jusqu'aux enfers pour ressusciter son fils, le peintre créer tout l'art d'un jeu vidéo qui veut dénoncer la société de surveillance.
Et en arrivent d'autres, dont le beaucoup moins humain Gnomon, qui prend place aussi dans la tête de Neith.
De ligne en ligne, de page en page, et surtout de métaphore en métaphore, l'enquête progresse et Neith avance vers une incroyable vérité qui, comme il est écrit dès les premières pages, va remettre en cause tout ce à quoi elle croyait. Hunter – ou ses avatars – l’entraîne à son corps défendant dans une catabase censé l'amener à une indispensable apocatastase.

Difficile d'en dire plus sans spoiler, ce que je ne veux vraiment pas. Qu'on sache donc que "Gnomon" est un roman aussi diaboliquement construit que brillant et référencé.

Les thèmes abordés y sont innombrables. Démocratie, risque populiste, pouvoir, choix, liberté, réalité, simulation, illusion, magie des mots, force du discours, mythe et poésie. Il y est question des livres et des transformations qu'ils induisent dans le cerveau des lecteurs, des livres (mais aussi des mythes) comme structures structurantes, comme vecteurs de la psyché de l'auteur vers celle du lecteur, comme passeurs imparfaits mais indispensables. On s'y interroge aussi sur le prix qu'on est prêt – ou qu'il est juste – de payer pour ce qu'on juge être bon. Sur la démocratie comme mauvais système certes mais finalement moins mauvais de tous. Sur la tyrannie, cet enfer pavé de bonnes intentions. Sur bien d'autres choses encore.

Mais "Gnomon" est aussi une collection de références, de préoccupations, d'Easter Eggs propres à Nick Harkaway. De Casablanca (dont il cite même la réplique la plus connue) à l'Ethiopie du Négus en passant par Das Boot, l'auteur promène le lecteur dans un monde personnel qui contient aussi l'Ecole de Francort, Wilhelm Reich, ou Jean Baudrillard, entre autres. On y trouve encore l'inquiétude sur les dérives britanniques, sur le pouvoir de ces super-riches qui ont objectivement fait sécession, ou sur les réactions identitaires populistes contemporaines, par exemple. C'est donc autant un journal d'Harkaway à la Comment voyager avec un saumon ? qu'un texte d’anticipation captivant.

Enfin, "Gnomon" est un roman diaboliquement construit. Complexe mais jamais abscons, il livre une information après l'autre à un lecteur qui suit, de facto, le même chemin initiatique que Neith dans leur quête commune de la vérité sur Hunter et son destin tragique. Fait de thèmes et de schèmes qui se répondent d'un bout à l'autre des 700 pages, Gnomon est une anamorphose qui se dévoile seulement – au lecteur comme à l'inspectrice – lorsque tous les points à relier ont été passés en revue, lorsqu'a été trouvé le bon angle de vision, celui qui permet de voir par-delà les ombres de la caverne.

Alors "Gnomon" est énorme, surprenant, brillant, à lire absolument. Certains – ici et là – parlent de Dick ou de Gibson, on pourrait y ajouter Eco ou bien d'autres encore, tels le Iain Pears du Cercle de la Croix ou le Somoza de La caverne des idées.

"Gnomon" est de ces romans foisonnants qui donnent à penser longtemps et impressionnent par la manière dont ils y parviennent, un de ces romans qu'on aurait beaucoup perdu à ne pas avoir lu.

Gnomon, Nick Harkaway

Commentaires

Anonyme a dit…
" voler aux assemblées"
voter ?

SV
Gromovar a dit…
Non, non, voler.

Du contrat social, III, 15 :

"Mieux l’Etat est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des Citoyens. Il y a même beaucoup moins d’affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers. Dans une cité bien conduite chacun vole aux assemblées ; sous un mauvais Gouvernement nul n’aime à faire un pas pour s’y rendre ; parce que nul ne prend intérêt à ce qui s’y fait, qu’on prévoit que la volonté générale n’y dominera pas, & qu’enfin les soins domestiques absorbent tout."