"
Démonologie" est un recueil de nouvelles contemporaines de l'américain
Rick Moody. Il s'ouvre sur une sœur morte, il se ferme sur la mort d'une autre. Entre les deux, une collection de récits de longueurs variées qui disent le malaise américain
(et occidental aussi sans doute).
Parlons de quelques-uns des textes qui composent l'ouvrage.
Moody commence par décrire les petits boulots ridicules qui font tourner comme une horloge une usine à mariages américaine, toute de toc et d'ersatz, jusqu'au jour du désastre quand s'y marie – avec une autre – le fiancé veuf virtuel de la sœur morte du héros de l’histoire, un jeune homme en échec pour qui ce moment sera la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Il nous place ensuite dans la tête d'une actrice de seconde zone de Los Angeles, engoncée d'enfants, qui s'interroge sur son avenir et se retrouve par malchance au beau milieu d'une fusillade.
Ou dans la vie d’une famille à qui rien ne réussit de ses tentatives récurrentes – et avouons-le un peu grotesques – de création d'entreprise, dans le pays des
self made men pourtant. De déception en déception, jusqu'à la crise de folie...
Puis, c'est d'une « nuit hawaïenne » qu'il s'agit. Une nuit festive que n'entame pas le souvenir d'une mère morte dans un accident nautique décrit avec une froideur toute clinique.
Un conte de fée nous montre que les contes de fée meurent avec l'âge adulte et la modernité, qu'il n'y a plus de place pour les géants et leur cohorte féerique. Qui qu'on soit, il faut bien grandir, entrer dans le monde gris de la responsabilité.
Grandir, passer à la suite, c'est ce qu'essaie de faire un couple d'Hoboken qui tente de lancer une galerie d'art. Mais le couple dysfonctionne, et la galerie, faute d'artiste, tente de se vendre comme lieu conceptuel où l'art serait dans le contenant et pas dans le contenu. Passé, présent, futur se mêlent. S'y ajoute le hasard qui complique encore des relations et des situations déjà aussi décevantes qu’hélas prévisibles. On se côtoie sans jamais se toucher vraiment.
Il y a aussi deux garçons, deux frères, dont Moody nous décrit, dans une très longue rafale de phrases courtes, la jeunesse, de l'enfance à l'adolescence, avec leurs problèmes et leurs joies d'enfants, leurs problèmes et leurs joies de garçons, jusqu'à la mort du père qui les fait basculer dans l'âge adulte.
Un couple encore, insatisfaisant, où un verbe incessant remplace toute tentative de contact véritable. Jusqu'au moment où la femme oblige son compagnon à la regarder jusqu'au plus profond d'elle-même pour lui faire comprendre qu'il ne peut savoir, quoi qu'il en pense, ce qu'est être une femme.
Enfin, nous assistons aux derniers jours de la vie d'une sœur, entre petites passions, petites joies, corvées récurrentes, et lassitude. L'amour ne peut rien, la mort est plus forte. On tombe alors que rien ne l'annonçait.
Les autres nouvelles m'ont moins convaincu.
D'un texte à l'autre le style et la narration de Moody se renouvellent sans cesse. Les narrateurs se parlent à eux-mêmes, parlent à leur moi passé, parlent au lecteur, chacun dans sa langue propre, de l'argot au verbiage philosophique post-moderne. De ton en ton, Moody fait même semblant à la fin de la dernière nouvelle d'être un auteur autobiographique qui se reproche de ne pas avoir mieux fictionnalisé la perte de sa sœur.
On y voit le malaise et le désarroi de la société US, entre une jeunesse chaotique où on fait n'importe quoi mais où tout est encore possible, et un âge adulte décevant car les possibilités se sont fermées les unes après les autres et que les relations meurent ou s'embourbent dans la lassitude et l'habitude. On y voit le rôle du hasard qui fait basculer les existences hors de tout contrôle, que ce soit dans le drame ou dans le grotesque, les deux n'étant jamais éloignés. On y entend la vérité des pensées et des sentiments, ainsi que l'effroi silencieux des regrets ou des aspirations jamais réalisées. On y cherche l'amour mais on ne le trouve pas, ou mal, et
in fine, il n'est que de peu d'utilité, il ne tient pas la mort à distance.
On est quelque part entre
Larry Clark,
Todd Solondz (le sexe compulsif en moins), et
Iain Levison.
C'est toujours hypnotique, toujours très juste, toujours décrit d'une manière qui rend incontournable le tragique ou l'ennui de ces vies moyennes en plaçant au centre du récit celui ou celle qui en est le héros ordinaire et qui cherche, sans jamais les trouver vraiment, l'amour ou la tendresse qui apaiserait le trouble existentiel.
Une lecture recommandable entre humour noir et déprime.
Démonologie, Rick Moody
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