Côte Ouest (ce qu'il en reste) au siècle prochain. Le monde est le nôtre, en logiquement pire.
Le niveau des mers est monté ; les zones côtières ont été progressivement submergées. Les plus grandes villes littorales sont en partie noyées ; y coexistent zones noyées et zones encore au sec dans un patchwork surréaliste qui doit autant à l'adaptabilité de l'Homme qu'à son sens aigu du déni. Qu'on y songe : la jeunesse du monde converge vers les villes mourantes pour assister aux engloutissements et on organise, après, des fêtes dans les étages engloutis des immeubles !
Dans un monde à venir malade – hélas – de son environnement, de sa violence militaire, de l'effondrement de nombre d'Etats, le tout étant lié, nombre d'humains doivent fuir de chez eux pour grappiller un peu de vie supplémentaire – « Le jeu n’en vaut pas la chandelle ! répéta-t-il. Ah… mais empêcher qu’elle s’éteigne… » écrivait RE Howard.
Des vagues de réfugiés se succèdent donc dans toutes les zones qui semblent un peu mieux portantes. Ces nouveaux venus s'ajoutent aux exclus locaux. Tous vivent dans des favelas devenues omniprésentes jusqu'aux centres des anciennes villes, et presque organiques dans leur croissance ininterrompue et rapide en surface aussi bien qu'en hauteur – il faut dire que les bots constructeurs y aident bien.
A côté des milliards de gueux qui survivent plus qu'ils ne vivent, chanceux s'ils se vendent bien dans l'industrie du sexe ou de la guerre, vit le petit nombre des qualifiés, bien payés, et consommateurs de biens de luxe, « chiens de garde » aussi – corvéables et dispensables – des ploutocrates richissimes qui possèdent le monde et l'utilisent souvent à leur guise.
Enfin, loin des humains, si loin d'eux conceptuellement, les IA. Entités artefactuelles capables d'engendrer automatiquement leurs propres successeurs, elles remplissent docilement les tâches complexes que les hommes leur confient mais leur sont totalement incompréhensibles. Seuls quelques spécialistes dans le monde sont capables de communiquer vraiment avec les IA, pour diagnostiquer des dysfonctionnements par exemple.
Irina est l'un de ces spécialistes. Payée très cher pour s’adresser à des IA autistes qui ne comprennent pas comment pas les Humains pensent (pour celles que ça intéresse) ni ce qu'est vraiment le monde, elle doit son talent à un implant cérébral presque expérimental qu'on lui posa pour sauver sa vie après un grave accident.
Au début du roman, Irina atterrit à San Francisco. Elle doit rencontrer le très riche, très vieux, et très secret Cromwell – un magnat du courtage de l'eau et de l'énergie – qui a besoin de ses talents particuliers. Un contrat à priori banal, qui lui permettra d'engranger une partie supplémentaire de la somme considérable sans laquelle elle ne pourrait plus s'offrir son traitement Mayo annuel anti-vieillissement. On le sait bien, si on rate une seule année, le traitement devient inutile. Beaucoup des sararimen de haut vol de ce monde paient leur longévité par l'angoisse permanente d'une vie sous l'épée de Damoclès de la mauvaise année qui les sortirait pour toujours de la jeunesse au long cours. Irina n'en est pas là. Les affaires vont bien. Ca ne va pas durer.
Elles vont bien aussi pour Thales. Implanté aussi, le jeune Brésilien a ainsi échappé à la mort lors de l'attentat qui a tué son homme politique de père. Depuis il est convalescent, à Los Angeles, loin de son pays qu'il a fui pour raison de sécurité. Que sait-il ? Et à qui ces informations peuvent-elles profiter ?
Sur la trajectoire de collision, il y a aussi Kern. Réfugié d'Amérique Centrale, autodidacte des arts martiaux, il vit de petits coups dans la favela de LA, sort plus ou moins avec une strip-teaseuse, et se retrouve sans le vouloir – en volant un téléphone – au cœur d'une affaire bien trop grosse pour lui.
Mason, auteur encore novice, a écrit avec "Void Star" le roman cyberpunk le plus excitant que j'ai lu depuis longtemps. Il m'a saisi comme Neuromancien l'avait fait il y a bien des années. Aussi nerveux, aussi tendu, aussi mystérieux. Et peut-être plus efficace.
Sur le plan du fond, Mason livre un roman complexe, fait de niveaux de vérité superposés qui se dévoilent progressivement aux yeux du lecteur. Mason réussit – ce à quoi n'arrivent pas tous les auteurs SF – à rendre clairs des événements difficiles à visualiser et à métaphoriser les réalités informatiques.
D'un point de vue technique aussi bien que politique, le monde qu'il décrit est, hélas, crédible, plus, bien plus, que celui du chef d’œuvre de William Gibson ; il en est d'autant plus inquiétant et immersif.
Spécialiste de la recherche en IA, Mason expose aux lecteurs les difficultés conceptuelles qu'ont ces intelligences pour saisir le monde physique dans lequel elles existent, ne serait-ce que pour reconnaître une image ou, plus difficile encore, une expression faciale. Google (auquel un clin d’œil est fait dans le roman) tente aujourd'hui de surmonter certaines de ces difficultés en faisant travailler deux réseaux de neurones ensemble pour qu'ils avancent dans leur appréhension du monde. On est ici au cœur du sujet. Que seront les IA ? Que comprendront-elles ? Que voudront-elles ? D'où le titre "Void Star", qui évoque un inconnu qui parlera aux codeurs.
Quant à la quête de « l'immortalité » du roman, elle est aujourd'hui au centre de bien des préoccupations des magnats de la Silicon Valley.
Sur le fond, le roman est donc bien en résonance avec le monde tel qu'il est et tel qu'il devient, et pour le porter il dispose d'une histoire efficace et de personnages intéressants. Bien moins badass que les héros de Neuromancien, tous lancés sans le vouloir sur des trajectoires de progrès ou de rédemption, Mason les rend humains et proches, avec une mention spéciale pour Kern, très émouvant dans sa perception de monde (celle d'un pauvre qui ne comprend jamais vraiment ce qu'est la richesse) et dans sa quête d'absolu.
Qu'en est-il enfin de la forme ?
Une vraie réussite.
Rempli d'images, de sons, d'impressions, fait d'une succession de chapitres courts, alternant des phrases courtes, vives, parfois nominales, et de très longues phrases, toujours fluides, qui décrivent des enchaînements de pensée ou d'action, le roman se lit simplement alors même qu'il remplit le lecteur d'idées et de perceptions, et qu'il le promène de lieu en lieu en lui offrant de très nombreux coups d’œil sur un monde proche et lointain à la fois. C'est très bien fait.
S'y on veut trouver à redire, on pourra regretter un moment où une scène, pas totalement logique, semble destinée seulement à permettre qu'une autre arrive ensuite. Peut-être aussi une ou deux rapidités.
Et puis on peut se demander pourquoi lire un roman qui évoque irrésistiblement Neuromancien. Parce qu'il est bon, et peut-être meilleur que son prédécesseur. Utile donc, qu'on ait lu ou pas le roman de Gibson.
Void Star, Zachary Mason
Commentaires
Il faut faire du buzz auprès des éditeurs français pour qu'ils l'achètent.
Merci pour votre réponse rapide
Je suis pour faire le buzz auprès des éditeurs français pour un livre comme ça !
Les deux thèmes principaux m'intéresse fortement (IA et immortalité) et l'aspect social et politique aussi. Si en plus la forme est bien, c'est tout bon.
Tu donnes envie en tout cas.
https://www.theguardian.com/books/2017/apr/26/void-star-zachary-mason-review-william-gibson-ai-matrix-immortality
vivement une traduction !
Le pitch m'a semblé intéressant et quand je lis ta chronique cela donne encore plus envie.